Reportage : La vie après le hasch

17 mars 2007 - 18h21 - Maroc - Ecrit par : L.A

À l’été 2005, le douar de Aïn Bouâamer a bénéficié d’un plan de reconversion, remplaçant le cannabis par des cultures alternatives. Dix-huit mois plus tard, le projet a surtout créé de la pauvreté et accéléré l’exode rural.

Dans une interview accordée, récemment, au quotidien espagnol El Pais, Chakib Benmoussa, ministre de l’Intérieur, annonçait fièrement “qu’aucun autre pays producteur au monde n’a réalisé autant d’efforts ni obtenu autant de succès dans la lutte contre la drogue”. Le ministre n’a pas tort. Et les chiffres sont là pour le confirmer. Le dernier rapport
de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDEC), rendu public il y a quelques jours, atteste clairement de l’efficacité de la stratégie engagée par le Maroc pour lutter contre la production de cannabis. “La production estimée, d’après des méthodes de télédétection et des enquêtes au sol au Maroc, aurait fortement diminué, pour passer de 3070 tonnes en 2003 et 2760 tonnes en 2004, à 1070 tonnes en 2005”, indique ledit rapport. Les superficies consacrées à la culture de cannabis, quant à elles, sont passées de 134 000 hectares en 2003, à 72 500 hectares en 2005. Cette baisse pour le moins spectaculaire, approchant les 50%, est attribuée par l’organisme onusien non seulement à des conditions climatiques défavorables, mais surtout à “une intensification des efforts des autorités marocaines pour éliminer la production de cannabis sur leur territoire”. C’est ce qu’on appelle une bonne note, qui vient en contrepoids aux éternelles critiques et pressions exercées par l’Union européenne. Mais cette belle médaille, dont se glorifie Benmoussa, a aussi un revers. Si les efforts du Maroc sont largement salués par la communauté internationale, ils ont également plongé des régions entières du pays dans une léthargie économique et sociale sans précédent. Le village de Aïn Bouâamer en est une triste illustration.

Village fantôme

Une atmosphère de désolation plane sur Aïn Bouâamer. Le douar, perché à 1500 mètres d’altitude, entre Ksar Al Kébir et Tétouan, ressemble à un village fantôme. Le passant se fait rare autour des nombreuses constructions, visiblement inhabitées, qui menacent ruine. “Il y a des signes qui ne trompent pas, fait remarquer cette jeune institutrice de français, qui a déjà enseigné dans la région. Les jbala ont pour habitude de repeindre leurs habitations très souvent dans l’année. Mais là, on voit bien qu’il n’en est rien. C’est pour le moins inhabituel”.

À l’exception d’une poignée d’enfants jouant à l’entrée du douar, il ne faut pas espérer croiser grand monde dans le hameau. Même les deux mosquées, au demeurant parfaitement entretenues, ne rassemblent pas beaucoup de fidèles à l’heure de la prière. “Et dire qu’il n’y a pas si longtemps, vous pouviez trouver des centaines de personnes s’affairant dans les rues du douar”, déplore ce quinquagénaire. En effet, jusqu’à l’été 2005, Aïn Bouâamer, comme d’autres douars de la région, connaissait une certaine prospérité, principalement grâce à la culture de kif. Du jour au lendemain, tout a changé. Cet été-là, l’ancien gouverneur de Larache, et actuel membre du Corcas, Maoulaïnaïne Ben Khellihenna, avait pris la décision, probablement sur instructions, de faire de la localité une “province sans haschich” !

Soixante jours durant, des moyens colossaux sont mobilisés pour atteindre cet objectif : tout ce que compte la province comme plantations de cannabis est rasé avant d’être incendié. Au total, ce sont pas moins de 3600 hectares qui partent ainsi en fumée, devant les yeux médusés des exploitants impuissants.

Dans certaines localités du nord, la même méthode est employée pour détruire des plantations de kif. Mais l’effort n’est, nous assure-t-on, pas de la même intensité qu’autour de Larache. “La province devait servir de laboratoire, une sorte d’expérience pilote dans un programme d’éradication généralisée de la culture de cannabis”, confie un exploitant terrien de la région.

Expérience ou pas, l’opération a plongé toute la région de Larache dans une crise économique et sociale sans précédent. “C’est toute notre activité qui en a souffert, s’insurge un commerçant de Ksar El Kébir. Durant la saison des récoltes, des centaines de journaliers venaient de tout le pays pour travailler ici, faisant tourner les commerces en tout genre. Tout cela est parti en fumée aujourd’hui”. Surtout, au bord de la misère et las d’attendre une aide de l’Etat qui ne vient pas, une grande partie des habitants du village ont décidé de quitter leurs terres et d’aller chercher fortune ailleurs. “C’était prévisible, souligne Saïd Hamdouni, membre de l’AMDH à Ksar El Kébir. On a privé ces gens de leur unique gagne-pain, sans leur proposer d’alternatives. Et contrairement à ce que l’on pourrait croire, ils sont loin d’avoir fait fortune en cultivant du cannabis. Ce sont plutôt les trafiquants et leurs protecteurs au sein des différents appareils de l’Etat qui se sont rempli les poches”.

Exilés involontaires

Pour ceux qui ont opté pour cet exil involontaire, la destination la plus prisée reste Tanger, où plus de 70% des jeunes, d’après des estimations locales, se sont reconvertis dans les travaux du bâtiment. Ali, 23 ans, en fait partie : “Je travaille comme un esclave pour 60 dirhams par jour. Ce qui me permet à peine de louer, avec quatre autres personnes, une chambre de 12 mètres carrés. Il me reste juste de quoi me nourrir et, de temps à autre, aider mes parents qui ont préféré rester au douar”. Aïcha, proche de la quarantaine, a dû elle aussi s’adapter à sa nouvelle vie. Elle a récemment retiré deux de ses filles de l’école, pour les envoyer, à contrecœur, travailler dans une maison à Kénitra. “Je n’avais pas le choix. Leur père est décédé et je n’ai même plus les moyens de les nourrir”. Les cas comme ceux de Ali et Aïcha sont devenus la règle dans les douars autour de Larache. Surtout que, dans la région, ils étaient plus de 75 000 personnes à vivre directement de la culture du cannabis, et qui ont dû accepter, bon gré mal gré, de se chercher d’autres sources de revenus. On est loin de la situation explosive, prédite à la veille de la campagne d’éradication des plantations. Pas d’émeutes populaires, ni même de manifestations organisées. À peine quelques acteurs associatifs qui parlent d’une hausse considérable de la criminalité, totalement réfutée par les autorités.

Placés entre l’enclume de la pauvreté et le marteau de leurs anciens “clients”, les villageois ont peur. Des trafiquants de drogue de la région feraient pression sur eux, pour les pousser à se rebeller contre la destruction des champs de kif. Et cette pression, assortie de menaces, peut prendre différentes formes : il y a quelques semaines, en représailles à son adhésion au plan de reconversion, le responsable d’une coopérative à Aïn Bouâamer s’est vu accuser de terrorisme dans une lettre anonyme envoyée à la gendarmerie.

Improvisation gouvernementale

“Lorsque la décision a été prise de lancer la campagne d’éradication du cannabis, nous n’avions aucune stratégie ou alternative pour l’avenir économique de la région”. L’aveu sort de la bouche d’un officiel de la Province de Larache. Il traduit les insuffisances dont a fait preuve l’Etat pour gérer une transition aussi sensible. “Heureusement que le gouvernement essaie, depuis, de se rattraper. Mais il le fait avec lenteur et beaucoup de discrétion”, commente ce représentant d’une ONG locale. En effet, à la Province de la ville, on nous explique par exemple que “les 60 millions de dirhams promis en 2005 seront finalement débloqués mais par tranches étalées sur quatre ans”. En attendant, des investissements relativement moins conséquents ont été consentis pour encourager le développement d’activités génératrices de revenus.

Ainsi, des oliviers ont été plantés sur un peu moins de deux mille hectares. Et il est question d’en planter une moyenne de 2 500 hectares par an, jusqu’à l’horizon 2010. Les rares paysans qui ont préféré rester sur leurs terres se sont également vu offrir quelques citernes d’eau, des chèvres (500 au total), ou des ruches pour ceux qui souhaitent se lancer dans l’apiculture. Le tout a été distribué à travers une vingtaine de coopératives, créées ou relancées pour l’occasion. Des mesures qui ne semblent pas pour autant rendre le sourire aux anciens cultivateurs de cannabis. “Pour l’ensemble de ma famille, nous avons reçu deux chèvres. Et contrairement à ce que l’on nous a déclaré, elles ne produisent même pas de lait, se plaint Mina, dont les trois garçons sont partis s’installer à Tanger. Les plantations d’oliviers donneront la première récolte dans quatre ou cinq ans. D’ici là, comment allons-nous vivre ?”. Même son de cloche du côté du représentant local de l’AMDH : “Tout ceci n’est que du bricolage. Tout le monde se doute que l’Etat n’a pas forcément une stratégie précise pour redynamiser la région”. Mohamed Milahi, chef de division de l’action sociale à la Wilaya de Larache, n’est pas de cet avis : “Il ne faut pas exagérer. Nous ne sommes pas là pour tout faire à leur place. C’est à eux aussi de venir vers nous, pour nous proposer des projets que nous mettrons un point d’honneur d’accompagner”. Ainsi, les instances gouvernementales, Province et Agence de développement comprises, prônent une démarche participative, où les habitants seraient autant acteurs qu’assistés, pour sortir la région de sa crise économique et sociale. Dans cet esprit, on parle de créer des centres de formation dans les douze communes rurales de la province, histoire de permettre aux habitants de se reconvertir dans de nouveaux métiers.

Des mesures à la portée limitée ? Certainement. D’autant que le Maroc, qui attend une énième aide européenne, ne voit toujours rien venir. Et à défaut d’obtenir des euros, le gouvernement négocie la construction d’une piste de 400 kilomètres et d’un barrage qui devrait irriguer 14 000 hectares de champs cultivables. “Mais le plus dur, insiste Mohamed Milahi, c’est d’imprimer un nouveau mode de vie à une population qui a évolué durant des générations dans une autre culture. Mais nous sommes sûrs d’y arriver”. Il est vrai que l’optimisme, ça ne coûte rien...

Wanted : La chasse aux ex-cultivateurs

L’information n’est ni confirmée ni démentie par les autorités. Mais d’après des membres d’associations locales, ils seraient des dizaines, voire des centaines de villageois à être recherchés par les forces de la Gendarmerie. “Ils sont accusés d’avoir cultivé du cannabis avant la campagne d’éradication. Ce qui est totalement insensé, puisque tout le monde en faisait autant ici”, s’étonne Mohamed, un villageois de 48 ans. Si certains ont choisi de quitter la région, d’autres continuent à vivre dans la clandestinité, terrés dans leur douar, d’où ils ne sortent quasiment jamais. “Aujourd’hui que l’on parle de reconversion, il est temps que l’Etat tourne cette page et annule, une fois pour toutes, ces avis de recherche”, propose Saïd Hamdouni, de la représentation de l’AMDH Ksar El Kébir. En attendant, les gendarmes de la région continuent de sévir. “Certains profitent de la naïveté des jeunes villageois, en leur faisant croire qu’ils sont recherchés, même quand ils ne le sont pas. Aujourd’hui, un jeune qui s’éloigne de son douar doit toujours avoir un bakchich en poche, au cas où”, raconte un militant associatif. Saïd Hamdoune a lui-même vécu cette expérience. “On m’a arrêté près de Ksar El Kébir, m’accusant d’être recherché. Le comble, c’est que je venais de sortir d’une rencontre avec le gouverneur”.

TelQuel - Mehdi Sekkouri Alaoui

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