"Les plus grands dangers au Maroc, c’est l’intolérance et l’exclusion"

7 mars 2003 - 14h32 - Maroc - Ecrit par :

Voici, à bâtons rompus, sans effets de style ou d’annonce, un entretien impromptu mais grave. C’est le regard d’un homme, citoyen du monde, non seulement parce qu’il est le représentant résident des Nations unies mais parce qu’en poste à l’Ile Maurice, au Mozambique, au Congo, au Tchad, au Benin, à Rabat et à New York, il a pu sillonner la planète.

En poste en 1980 à Rabat, il y retourne vingt ans plus tard pour y découvrir ses avancées mais surtout son retard au niveau de son développement social et humain et sa société explosivement inégalitaire. C’est le regard d’un homme qui nous observe non en tant qu’économiste mais en tant que "patriote", souligne-t-il. D’où une certaine liberté dans ses commentaires. A lire et à méditer.

Vous êtes Monsieur De Casterlé, le représentant résident du Programme des Nations unies pour le développement, autrement dit le PNUD.

Les activités du PNUD, nous semble-t-il, ont beaucoup évolué : ce n’est plus une institution qui ne fait que "financer" des projets, mais une institution qui crée des partenariats et accompagne les projets de développement. Un mot sur cette évolution ?

Le PNUD a changé de deux manières. Avec notre nouvel administrateur qui est britannique, nous nous sommes repositionnés dans le domaine de l’environnement et de la gouvernance. Nous continuons à nous occuper des problèmes de la pauvreté bien sûr, mais dans le cadre de l’environnement et de la gouvernance. Notre administrateur nous voit comme une agence de réseau. Le PNUD doit devenir une agence de réseau avec ses conseils techniques qui sont le CNUEH, l’Habitat Nous nous positionnons plutôt dans des formules de partenariat et nous poussons dans nombre de nos programmes au renforcement des capacités humaines, les "capacités building". Qu’est-ce que les capacités ? C’est la difficulté de formuler des objectifs, de tracer les chemins et les moyens de les atteindre. Dans ce sens-là, nous renforçons les capacités de la société civile, de l’Etat, des organisations et nous tentons d’offrir des partenariats communs ou entre les autres partenaires. Le Maroc est un pays émergent, qui a beaucoup moins besoin de capitaux extérieurs que les pays africains par exemple.

Il a bien sûr besoin d’investissements étrangers dans la coopération, mais il n’est plus dépendant de l’aide extérieure.

Des organismes internationaux comme la Banque mondiale, l’Union européenne viennent en aide mais le Maroc, n’est pas le Mozambique où j’ai été en poste et où 50% du budget d’investissement était fourni par le PNUD. Le Maroc a besoin en fait de s’insérer dans le monde global et d’entrer dans le XXIème siècle bien armé.

Bien armé ? C’est-à-dire ?

Bien armé pour résister aux changements en présentant son identité tout en respectant les conventions internationales. Le Maroc a signé un certain nombre de conventions internationales au cours de ces deux dernières années. Je suis chargé par le siège des Nations unies et par mes collègues de différentes agences de l’Habitat, de la démographie ou de la sécurité alimentaire de voir si le Maroc respecte les conventions qu’il a signées. Quand c’est le cas, nous offrons notre partenariat technique, dans l’autre cas nous faisons rapport. Je suis revenu au Maroc en 2002 ; le Maroc a signé il y a deux ans les objectifs du millénaire. Durant ce sommet qui a été le plus grand sommet des chefs d’Etat et de gouvernement, un objectif a été défini, celui de réduire la pauvreté de 50% en 15 ans. Cet objectif en entraîne d’autres, réduction de la mortalité infantile, de l’analphabétisme, de la progression du sida.

Le Maroc doit présenter un rapport et les services du plan doivent s’y atteler.

Sous les coups de boutoir de la mondialisation et de l’ouverture, les conséquences sur le tissu économique sont très lourdes, en terme de fermeture d’usines, de faillites, de chômage. Pensez-vous que la pauvreté se réduise ?

Faire un rapport sur des objectifs de développement sans faire une analyse et voir ce qui se passe véritablement dans le pays est factice. Cela nous oblige se réfléchir pour voir si le gouvernement dérape ou remplit son engagement. Est-il dans la bonne direction ou tourne-t-il le dos aux conventions signées ?

Quelle est la réponse ?

Il y a certains indicateurs qui montrent que nous sommes sur la bonne voie, dans le domaine de la santé, de l’eau, de l’électrification

De l’alphabétisation dont on parle beaucoup ?

C’est plus complexe dans ce domaine. Au Maroc, on a raté une génération. On a fait de l’alphabétisation mais c’est trop cher, cela ne rapporte rien ; les jeunes n’utilisent pas les connaissances acquises On s’est réfugié dans l’école formelle pour faire des cursus. Comme partout du moins dans certains pays, les jeunes savent lire et écrire mais ils ont perdu le contact avec tout le capital social qui existait Ils se retrouvent au chômage.

Tout cela pose une question de fond : à quoi doit servir l’enseignement ? Aujourd’hui, il y a une volonté très forte de généraliser l’enseignement, d’enseigner les jeunes filles à l’école. Dans 3 ou 4 ans, cela sera fait

Le chemin du développement passe par l’éducation de la femme ?

Oui, assurément, absolument. Surtout dans le monde arabe. Nous avons sorti au PNUD, un rapport sur le développement humain du monde arabe. Ce rapport fait état de trois déficits, le déficit de liberté et de démocratie, le déficit d’éducation et de la connaissance de manière générale et le déficit de la place de la femme dans la société arabe.

Ce dernier élément explique-t-il la pauvreté grandissante au Maroc en particulier et dans le monde arabe en général ?

Oui. Avant pour réduire la pauvreté, nous disait-on, on nous demandait un, deux ou trois millions de dollars pour tel ou tel programme. C’est une époque révolue. Le Maroc a la capacité de comprendre les problèmes et n’a pas besoin de faire appel à la coopération.

Il n’a peut-être pas la détermination de faire les réformes qu’il faut faire mais il comprend très bien les problèmes et sait ce qu’il faut faire.

Je ne comprends pas très bien. Pouvez-vous nous donner un exemple ?

Il y a beaucoup d’exemples. Prenons un exemple d’une actualité "récente". Quand il y a eu les inondations de Mohammédia avec leurs dramatiques conséquences, tous les journaux ont rappelé qu’un barrage devait être construit et que celui qui était en fonction avait plus de 50 ans Depuis, on n’a rien construit alors que le projet était défini et que l’on connaissait les risques. Le Premier ministre a fait quelque chose d’extraordinaire : il a annoncé qu’à partir du 1er mars, les travaux pour la construction d’un nouveau barrage commenceront.

Que penser d’un tel exemple ? que souvent on sait, que l’on ne fait pas et que les moyens, les ressources existent.

Il y a les moyens, les ressources humaines, mais aucune dynamique de progrès ne s’annonce. Pourquoi ?

Je ne sais pas. Je ne suis pas ici, pour comprendre les racines du non-développement. Je suis là pour encourager les départements et leur dire qu’ils ont les ressources et qu’ils peuvent progresser dans la bonne direction.

Revenons à cette gouvernance dont on parle tant ! Qu’entendez-vous par gouvernance ?

C’est la capacité d’une autorité à fournir les besoins essentiels à une population qui a des droits qui sont d’ailleurs définis par la charte des droits de l’Homme signée en 1945 et par nombre de conventions internationales qui définissent les droits politiques et civils Au Maroc, la démocratie a progressé de ce côté-là. Je ne m’inquiète pas pour la démocratie, les choses sont bien engagées, je m’inquiète pour les droits du citoyen à choisir sa ville, à avoir un environnement sain, à aller à l’école, à avoir de l’eau, de l’électricité Je m’inquiète pour le droit du citoyen à une société où il n’est pas automatiquement exclu parce qu’il est pauvre. Le vrai défi au Maroc c’est cela ; la société progresse mais de manière très inégale. Entre Ben M’sick et Anfa, entre Douar Doum et Souissi, entre le jeune de la montagne et celui des cybercafés de Rabat, il y a un monde. Vous avez aussi, c’est manifeste, une société qui est en débat avec elle-même sur son projet religieux. Nous le disons dans le rapport sur le Monde arabe. Est-ce que la religion est un frein au progrès ? Est-ce que c’est une aire de liberté ?

Est-ce une religion qui pousse au modernisme ou qui fait reculer vis-à-vis d’un environnement qu’on n’avait pas choisi ?

Ou une réponse à une désespérance sociale ?

Oui, une réponse à un désespoir ; je vois aujourd’hui une prise de conscience de beaucoup d’intellectuels marocains qui voient une partie du pays leur échapper, une frange de la population clamant haut et fort sa liberté d’avoir un autre système de gouvernance. Il y a là, une course effrénée de part et d’autre, vers des objectifs de développement qu’il faut atteindre.

Je ne dois plus convaincre ou sortir des statistiques ou des chiffres comme il y a vingt ans. On le sait, on le dit, on l’écrit : il y a plus de 10% de pauvres, autrement dit plus de 5 millions de personnes qui vivent dans des conditions humainement insupportables. Il y a aujourd’hui, contrairement à hier, une acceptation de la vérité. On ne se cache plus, on montre les enfants de rue, les urgences des hôpitaux qui ne fonctionnement pas, la misère des bidonvilles, les champs des sachets de plastique Tout cela est décrit, décrié, dénoncé. La société marocaine n’est plus dupe, elle possède en elle tous ces ingrédients de bonne gouvernance pour le futur.

On dénonce la corruption, l’absence de transparence, on en appelle à la cohésion du système judiciaire, à l’établissement solide d’une cour des comptes C’est tout un programme que nous suivons pour aider le gouvernement marocain à gagner cette confiance.

L’évolution de la société se mesure à cette évolution : il n’y a plus de sujets tabous. Il y a dix ans, à peine parler de la pauvreté relevait d’un acte téméraire, parler de la misère des campagnes relevait du sacrilège

Cela faisait peur, parce que cela était perçu comme un constat : je ne fais pas mon travail. On estimait que le monde rural était un monde très noble vivant dans sa culture passéiste et dans ses traditions. Il ne fallait pas y toucher, c’était comme une réserve naturelle ou un musée.

Notre rôle, celui des agences des nations unies, était d’aider le gouvernement à répondre aux besoins essentiels de la population. Aujourd’hui, nous sommes là pour aider la population, à obtenir ce qu’elle doit obtenir du gouvernement. Du point de vue des droits de l’homme, il n’y a plus débat sur les objectifs qui sont parfaitement connus. De notre côté, nous ne transigeons plus sur les besoins.

Des objectifs qui ne peuvent être atteints sans la participation de la femme au développement. A contrario, si le Maroc est dans la situation où il est, c’est parce qu’en partie, la femme a été totalement exclue du processus de développement.

Oui, je suis d’accord. Si je raisonne froidement en économiste, je peux dire que le meilleur investissement que je puisse faire, c’est dans la femme du point de vue de la santé, de l’éducation, du micro-crédit, d’activité artisanale. Lorsque j’investis un dirham, la marginalité de cette population vulnérable est tellement dramatique que cela va m’apporter beaucoup de bénéfices sociaux. C’est un pan de la société qui a des besoins gigantesques. En tant que coordonnateur des Nations unies, nous respectons profondément la culture du pays, la manière dont le gouvernement établit ses objectifs et comment il les réalise sauf dans deux aspects : j’ai le droit et le devoir de parler du sida et des femmes. Le secrétaire général des nations unies nous a demandé de positionner la femme dans le développement de manière très directe dans tout ce qui est éducation ; on nous demande d’appuyer au maximum le secteur de l’éducation, l’école des filles et de considérer cela comme prioritaire. Si le gouvernement ne le fait pas, nous devons le lui rappeler. Même chose pour ce qui est de la santé maternelle : nous y mettons beaucoup d’attention, de moyens par le biais de toutes nos agences. Nous venons de faire une retraite entre collaborateurs des Nations unies et nous avons confirmé ce choix. La première priorité c’est l’éducation. Nous ferons tout pour amener les petites filles à l’école.

Par rapport à l’hécatombe du sida au Mozambique où vous étiez, le Maroc est relativement préservé ?

Au Mozambique, j’interpellais directement le premier ministre à son bureau Les choses sont dramatiques. Au Maroc, il y a de bonnes équipes, des voix qui s’élèvent pour rompre le silence et un taux de prévalence qui est gérable. Il y a aussi des moyens à travers le département des maladies sexuellement transmissibles pour traquer les maladies et les soigner. Il y a les moyens de prévention et les moyens curatifs. Mais attention ! il y a une menace régionale. Dans le Monde arabe, le sida a doublé dans les trois dernières années.La maladie évolue dans cette région du monde, brutalement, en expansion.

Au Maroc, il y a beaucoup de touristes, d’étrangers qui s’installent, qui transitent, on n’est pas isolé. Il y a d’autre part la prostitution. Je n’ai pas d’émotion vis-à-vis de ce problème, la seule chose qui m’intéresse, c’est que la prostituée se protège et protège son client. C’est tout ce que je dis.

Quel regard posez-vous sur tous ces débats relatifs au changement de la Moudawana ?

C’est un dossier difficile, complexe qui n’a pas été géré jusqu’à conclusion par le gouvernement précédent. Il est retourné au Palais Royal. Je souhaite que le Palais Royal trouve le moyen de recevoir une solution qu’il puisse immédiatement rendre publique, en évitant les fractures sociales et en évitant de créer immédiatement une réponse intransigeante de la part d’une ou de l’autre partie. Ce qui est sûr, c’est que nous sommes totalement attachés à l’émancipation de la femme, de la femme à l’école, à sa santé, à son épanouissement et à la reconnaissance de sa place dans la société. Je serai terriblement déçu comme professionnel des Nations unies, si le changement de la Moudawana n’allait pas vers une plus grande reconnaissance de la femme, de son statut social et sociétal. Nous avons dans ce sens plusieurs initiatives, nous appuyons les femmes parlementaires et nous pensons avoir contribué à la décision d’ouvrir plus largement le parlement aux femmes. Nous nous associons à tout le mouvement d’émancipation et de reconnaissance de la femme.

Nous avons parlé de cette évolution à deux vitesses, des risques d’une fracture sociale, de la paupérisation croissante. Quel est pour vous, qui suivez l’actualité au Maroc depuis 1980, le plus grand risque ?

L’intolérance et l’exclusion.

L’exclusion entraînant l’intolérance ?

Créer une société à deux temps, deux mouvements, que ce soit vis-à-vis du progrès ou de l’épanouissement de l’individu et de ses choix, me paraît être un danger. Je suis intrigué et je ne sais pas si la pauvreté a vraiment diminué.

Mes partenaires me disent que la pauvreté absolue a diminué, qu’il y aurait moins de 1% de Marocains qui vivent avec moins d’un dollar par jour. Je le veux bien. Mais il y a, dit-on, près de 20% de pauvres

Je souhaite une chose : que toute l’énergie et l’effort du nouveau gouvernement conduisent à la diminution de l’exclusion. Sans quoi on se retrouvera avec un gros problème d’efficacité de l’investissement public, de l’incompréhension de la société et d’un changement de projet de la société.

Vous étiez il y a 20 ans au Maroc. Comment appréciez-vous l’évolution ?

J’ai eu de la chance de revenir une deuxième fois au Maroc et je réagirais comme beaucoup de citoyens marocains qui aiment leur pays et je me permets comme eux une liberté de commentaire. Le Maroc s’est ouvert. Il nous a donné huit sites de patrimoine mondial de l’UNESCO. En d’autres termes, dans la Médina de Fès, à Volubilis, en passant par la Place Jemaâ El Fna à Marrakech, je me sens chez moi. Ce Royaume s’est ouvert au tourisme mondial, à l’informatique, à la privatisation, à la concurrence

Ce qui m’inquiète cependant, c’est la plus grande exclusion par rapport à ce qu’il y avait, il y a 20 ans. Aujourd’hui, on sait qu’il y a des pauvres, mais ce n’est pas la pauvreté qui est proprement intolérable. Si vous allez en montagne et vous demandez à un paysan s’il est pauvre, il ne comprendra pas parce qu’il est riche de son sac de fermier et de ses six enfants. Tout est relatif, les conceptions sont différentes. Ce qui est criant, c’est le contraste dans la société, une société profondément inégalitaire. Le Maroc devra-t-il continuer à avancer vers le progrès de manière si inégale ? Le dernier rapport sur le développement humain et global que nous avons publié montre que le Maroc progresse économiquement mais tombe socialement dans les indicateurs. On peut peut-être se permettre un différentiel entre un progrès économique et un progrès social, mais pas trop, sinon on tombe sur des sociétés injustes. C’est ma peur et ma raison de travailler en âme et conscience, de m’allier avec toutes les personnes qui travaillent contre cette exclusion. Nous devons, vous journaliste, société civile, autorités morales être la conscience pour dire que nous ne voulons pas d’un Maroc inégal.

Libération ( maroc)

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