Larache, une ville qui vit les péripéties de l’émigration au quotidien

21 novembre 2003 - 12h49 - Maroc - Ecrit par :

Ramadan 2002, un seul douar de la région de Laksar El Kebir avait perdu la majeure partie des 43 jeunes qui avaient été repêchés sur les côtes marocaines sans que cette tragédie fasse échos dans les médias. Les autorités étant habituées à la culture du black-out dans de pareils sujets, les journalistes restent ainsi à la traîne de certaines sources d’information régies par un souci sécuritaire.

La fin de cette tragédie cornélienne n’est sûrement pas pour demain. Ramadan 2003, le détroit refuse encore une fois le passage à plus de 40 clandestins marocains majoritairement de Khouribga et les régions, mais cette fois-ci, une couverture médiatique misanthrope bat son plein de l’autre côté du bassin. Et pour cause, les cadavres ou ce qui en reste seulement des 45 victimes ont été repêchés sur les plages de la ville espagnole de Cadix !

Aux yeux des observateurs, cet événement augure d’un agenda très serré lors de la réunion de la haute commission mixte prévue pour décembre sous la coprésidence des chefs d’Etat de l’Espagne et du Maroc. Toutefois, la question qui préoccupe l’opinion publique dans nos régions du nord comme dans la zone de Khouribga et Beni Mellal est la suivante : d’ici le mois de Ramadan prochain, combien de vies humaines périront dans cette nouvelle guerre fatale avec les vagues ?

Larache, une ville qui vit pleinement l’immigration et ses cataclysmes

En dépit de ses soirées ramadanesques calmes et sereines, Larache vit en profondeur au rythme de la catastrophe qu’a connue récemment le détroit. Une soixantaine de jeunes marocains candidats à l’immigration clandestine se sont encore une fois noyés dans les abysses de la méditerranée dont quarante cinq ont été repêchés sur les plages de Cadix. La ville semble préoccupée par l’événement comme d’ailleurs c’est le cas pour Khouribga, Beni Mellal, Dar Oueld Zidouh, Souk Sebt, Fqih Ben Saleh ; et pour cause, les jeunes de Larache sont de deux catégories, la première a réussi un passage combien attendu du détroit et s’est installée tant bien que mal en Espagne ou dans d’autres pays d’Europe. La deuxième guette toujours l’opportunité pour effectuer cette maudite traversée, dans des conditions psychologiques dépressives. D’ailleurs, chaque procès de clandestins refoulés est une occasion de voir l’audience se tenir au complet. Ils laissent tout derrière eux pour assister à ce « spectacle » accablant. C’est peut-être leur sort dans une semaine, un mois ou une année, qui sait ?

Déjà, à force de les voir quotidiennement plantés sur le Balcon Atlantico (corniche), on dirait que les gens sont en train de demander à cette mer agitée de leur communiquer ses secrets pour pouvoir réussir là où beaucoup ont échoué. Ses zéphyrs leur donnent du courage et de l’espoir, mais ses vagues leur préparent des scènes tragiques. Ici, partir pour l’autre rive de la Méditerranée est un droit imprescriptible et inaliénable. Outre, le marasme économique, un esprit d’immigré règne dans les cafés, les lycées et dans les différents quartiers de la ville. Le salut ne réside, selon la grande majorité des jeunes, que dans le rêve semi-réel semi-chimérique d’une opportunité de départ.

Les courtiers et rabatteurs d’hommes foisonnent partout, de klito à Jnan bidaoua, de Jnan bacha à Jnan francis. Leurs noms circulent partout comme des joueurs de football. Ici, ils sont des stars. Les niveaux de médiation sont nombreux, des délinquants récidivistes connus des gens de la ville aux petits patrons qui ne bougent qu’enveloppés dans des voitures de bonne marque certes, mais mal lavées. Tous les contacts se font par téléphones portables. Il n’est pas si facile de rencontrer les courtiers de première main, l’offre dépassant largement la demande et l’organisation ressemble aux anciennes cellules politiques clandestines. Les patrons, les vrais, ne sont connus que des niveaux supérieurs du réseau et d’autres initiés.

Pour se payer les frais de leur voyage infernal, les petits rabatteurs devraient ramener au moins cinq …êtres humains candidats à l’immigration (pour éviter les appellations dégradant la dignité humaine). Les scènes d’altercations, de vols et même de meurtres dont souvent les « aroubiyya » sont victimes sont courantes. Le comble est quand l’un des courtiers, sans expérience nécessaire, prend les commandes et assure le rôle de « Rayes » de l’embarcation de fortune. Bien sûr le reste est prévisible.

« L’immigration est un exercice quotidien à Larache, le débat aussi. Il ne se passe pas un jour sans que ne soit répandue l’information du départ d’un tel ou l’arrestation d’un autre », souligne Rachid, l’un des dirigeants de l’ONG « Pateras de la vida » (embarcations de la vie) qui déplore une certaine confusion dans le discours officiel notamment quant à l’implication de Larache dans des opérations survenant dans d’autres régions comme Mouly Bouselham, Asilah et d’autres localités loin de cette ville.

« Ici tout le monde sait qu’il y a deux principaux points de départ, le premier est la longue rivière du Loukkous qui n’est l’objet d’aucun contrôle, alors que le deuxième n’est autre que la région de Khemis Sahel » qui a connu l’un des tragiques événements ces trois dernières années, lorsqu’une dizaine de corps ont été repêchés sur les côtes avoisinantes, a-t-il ajouté. Cette mer qui engouffre nos enfants pourrait malheureusement leur servir de source de richesses. En dociles citoyens qu’ils sont, ils n’attendaient d’autres faveurs que ce bien infini qu’ils devraient partager avec tous leurs compatriotes, n’est-ce pas Montesquieu ?

Une société civile active mais mal outillée

L’immigration est une priorité majeure des associations de la région, les colloques, les conférences et les campagnes de sensibilisation autour du sujet ne sont plus des événements du fait de leur récurrence. Les acteurs associatifs tentent tant bien que mal de rassembler des statistiques et d’effectuer des études sur le terrain tout en reposant sur les recherches et les analyses des experts en la matière. Ils passent même à la proposition. Déjà vers la fin du siècle, « Pateras de la vida » avait élaboré un document stipulant la création d’un observatoire régional pour l’immigration, mais les autorités ne se sont même pas donné la peine de s’asseoir à table pour discuter cette offre », a affirmé Rachid, qui ajoute que l’approche sécuritaire adoptée à l’égard de cette question n’a rien changé d’une situation qui ne fait qu’empirer.

Les membres de Pateras de la vida se rappellent que lors d’une campagne de sensibilisation organisée, il y a des mois de cela, dans un douar de la région, ils ont pu voir comment les autorités étaient obsédées par le contrôle des personnes étrangères du douar. Leurs noms, prénoms, habits, matricules et couleurs des voitures, familles hôtes, et même les raisons de la visite, sont les informations requises que doivent fournir les agents d’autorité sur place à leurs supérieurs provinciaux. Concernant les jeunes du douar, leur rêve reste de partir un jour en Espagne, mais pas à n’importe quel prix. Disposant de particulières « ressources financières », ils vivent sur l’espoir d’acheter un contrat de travail ou encore bénéficier d’une opportunité de mariage blanc. Ils sont des immigrés, mais d’une autre trempe.

Le temps où les petits enfants de ces petits patelins caressaient le rêve de devenir des médecins ou des pilotes est révolu, maintenant tout le monde exprime clairement son voeu de quitter ce pays vers d’autres cieux, non pas seulement pour l’argent mais également parce que le fait d’immigrer est devenu presque une tradition. Les festivals des défilés de voitures de différentes marques pendant l’été exercent une influence irrésistible sur les jeunes. « C’est l’Occident qui exerce sa séduction sur notre jeunesse incapable de résister ou de choisir », explique l’un des acteurs civils de la ville.

Mis à part la sensibilisation, et encore sous contrôle, et l’adoption d’une approche différente de celle convenue par l’Etat, la société civile de la région trouve du mal à s’acquitter de ses fonctions, puisque même les statistiques ne sont pas à la disposition des chercheurs et des ONG oeuvrant dans ce domaine. « Tout ce qui concerne cette question est devenu subitement un secret d’Etat et le refrain des consignes d’en haut renaît de ses cendres, alors que le discours officiel de la nécessité du partenariat avec la société civile résonne encore dans nos oreilles », commentent des actifs associatifs qui attendaient les familles des victimes de Cadix avant de les accompagner à la ville marocaine occupée de Sebta. Ceci dit, tous les acteurs assurent qu’ils ne désisteront pas face à ces entraves.

Chapitre du traitement médiatique

Larache reste une ville prisée de deux genres de visiteurs étrangers, des espagnols dont la majorité des jeunes profitant d’un tourisme moins coûteux et de certains services de première main, et des journalistes majoritairement étrangers à longueur d’année désirant enquêter sur l’immigration clandestine et d’autres sujets à résonance contrebandière. Les journalistes marocains ne se sont rendus compte de l’importance de ce genre de travail que récemment après que les corps de leurs compatriotes commençaient à constituer le plat préféré de leurs collègues espagnols. Toutefois, les acteurs associatifs déplorent la manère dont on traite la question du côté marocain, étant donné que les espagnols ont leurs raisons de faire de ce dossier un commerce rentable auprès de l’Union européenne.

« Uno cadavre soy contente, dos cadavres soy muy contente », voilà la sordide réalité que vient d’avouer récemment un journaliste espagnol, résumant ainsi l’attitude adoptée par les médias espagnols à l’égard de vies humaines qui meurent en quête de la vie. Cette vision banalise à l’extrême ce dossier au point de n’en faire qu’un simple fait divers. Et Rachid de poursuivre sur un ton accusateur et néanmoins emporté : « juste pour l’année dernière, nous avons accueilli une trentaine de journalistes étrangers, alors que rares sont leurs homologues marocains qui se sont donné la peine de faire le déplacement ». C’est, semble-t-il, pour cela que leur vision ne dépasse pas le cadre arrêté par les autorités et que leurs informations sur le sujet viennent souvent sous forme de dépêches officielles creuses.

D’ailleurs, la presse marocaine n’aborde la question de l’immigration clandestine qu’une fois des vies humaines périssent dans le détroit, alors que ce dossier demeure l’un des thèmes principaux de ce début de siècle et continuera de l’être tant que les richesses au niveau national comme au niveau international ne sont pas l’objet de partage équitable. La majorité des journalistes, affirme Mouhcine de l’association Raîd, ne sait pas sur quel pied danser : sont-ils pour le droit d’immigrer étant donné qu’il s’agit d’un droit naturel que les frontières ne peuvent abroger et d’une suite logique de l’histoire de la colonisation, ou sont-ils contre le fait que chaque corps repêché sur les plages européennes, est à l’origine de davantage de tracasseries pour nos "RME" en quête d’une stabilité qui ne fait que tarder ? Cette deuxième réponse éventuelle amarre, ipso facto, la problématique au champ politique intérieur du Maroc. Des réflexions profondes doivent dès lors éclairer la voie évitant ainsi les sentiers battus selon lesquels la faute est évidemment toujours à l’autre.

L’Espagne et l’Europe toute entière qui tentent de persuader Rabat de jouer à la sentinelle avancée d’un mode de vie huppé devraient se rendre compte que les politiques des rideaux de fer s’annoncent d’ores et déjà vaines puisqu’elles sont tout simplement antinomiques avec le cours de l’histoire. En atteste le nombre d’immigrés entrés en Europe depuis la mise en œuvre des mesures draconiennes d’accès contre les africains, lequel s’avère en effet, supérieur à celui reçu en tant d’années auparavant.

Il faut surtout se rendre à l’évidence que chaque approche devrait respecter ses suites logiques. Le Maroc est devenu une cible de larges vagues d’immigration clandestine des Subsahariens traversant un désert mortel. A chacun son sort. Les Subsahariens sont des proies faciles d’un désert aride et impitoyable. Le respect requis pour nos compatriotes au-delà du détroit, s’applique au même titre à nos concitoyens africains victimes de guerres civiles, de famines et de gouvernements en mal de bonne gouvernance.

“Lorsqu’un cadavre de clandestin est jeté par la mer je suis content, lorsqu’ils sont deux je suis très content.”

Libération

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