Une jeunesse à trois vitesses

15 juin 2008 - 15h58 - Maroc - Ecrit par : L.A

Les festivals de musique se multiplient de Fès à Essaouira, pour le plus grand bonheur des touristes, et des Marocains. Le Festival Mawazine de Rabat, qui a eu lieu en mai, était aussi l’occasion de prendre le pouls de la jeunesse marocaine. « kes ki se pass ? », c’est le nom d’une chanson d’un groupe de rappeurs marocains, « H-Kayne », originaires de Meknès. Ils sont quatre, et lorsqu’on leur pose la question, ils répondent en chœur : « Il se passe beaucoup de choses depuis l’arrivée du nouveau roi Mohamed VI, en 1999, création de radios libres, presse affranchie, ça bouge ».

Comme leur musique qui mélange arabe et français, hip hop et mélodies traditionnelles, le style issawa, dont leur dernier album « HK 1426 », sorti en 2005, porte la marque. « Nous vivons un rêve, on a déjà joué à Paris au Bataclan, à Berlin, au Caire, et on aimerait aller aux Vieilles Charrues, lance Hatim, 28 ans, un des quatre chanteurs. Ce festival c’est super, mais le bruit de la musique ne peut pas cacher la misère ». On la sent dans ce quartier populaire du sud de la capitale marocaine, où pendant plus d’une semaine le stade de Qamra s’est transformé en salle de concert. Rabat a rendez-vous avec les rythmes du monde entier, et un casting d’enfer avec de gros moyens a en tout cas assuré le succès de cette septième édition du festival Mawazine.

Un déficit d’éducation

« Mawazine », qui veut dire « les équilibres » en arabe, traduit bien ce souci d’attirer non seulement les touristes, mais aussi de faire la fête et de rassembler les 33 millions de Marocains. Une préoccupation que l’on retrouve dans la programmation qui mêlait le guitariste-crooner George Benson en ouverture, à de nombreuses stars de la chanson arabe et internationale : Assala Nasri (Syrie), Rokia Traoré (Mali), Cristina Branco (Portugal), en passant par Los Van Van (Cuba), Kassav et Hadouk Trio. « La répartition géographique des quatre grandes scènes a été réfléchie de façon à toucher toutes les populations de Rabat », souligne le très influent Mounir Majidi, président du festival, qui est aussi le secrétaire particulier du roi Mohamed VI. Car la musique adoucit les mœurs, et si le taux de chômage 2007 n’est que de 9,7 % de la population active, il touche 21,6 % des jeunes urbains. Une jeunesse turbulente et d’autant plus impatiente qu’elle fonctionne à plusieurs vitesses. Avec un taux d’alphabétisation de 52 %, le plus faible du Maghreb, le Maroc souffre d’un déficit d’éducation qui pénalise d’abord les jeunes des campagnes et des banlieues. Deuxième catégorie, ceux qui sont issus de la classe moyenne, ils espèrent décrocher le bac, comme Khaldoun, 20 ans, en terminale au lycée Hassan II, qui veut être policier comme son père. Ou Lamia, 18 ans, fille de commerçant, qui fera ensuite une école de management.

« Le pays est en train de se vendre »

Foulard turquoise et vert, qui voile ses vingt ans, Siham rêve d’être journaliste de télévision en regardant « Al Jazira, et un peu TV5 Monde ». Sa copine Zekaria trouve qu’il y a « trop de touristes au Maroc » (première source en devises avec 5,3 milliards d’euros en 2007). « Le pays est en train de se vendre avec la mondialisation », ajoute Rym, presque résigné. Youssef n’est pas d’accord, « le pays en profite aussi », même s’il reconnaît avoir voté pour les islamistes aux législatives de septembre 2007. Ils ont tous un téléphone portable, mais ils s’enfuient comme des moineaux dès qu’on veut les prendre en photo, illustrant mieux qu’un long discours leurs sentiments contradictoires vis-à-vis du monde moderne. Avec un taux de réussite au bac de 38%, et 200 dirhams annuels de frais de scolarité (18 euros), ils sont sans illusions.

Rien à voir avec le haut du panier de la jeunesse marocaine qui fréquente les lycées français, Descartes à Rabat, ou Lyautey à Casablanca. À 30.000 dirhams par an de frais d’inscription, leur avenir est assuré, tout comme celui des lycéens de la Rabat American School (140.000 dirhams). Ces jeunes des beaux quartiers, on les retrouve au McDo d’Agdal, le samedi pour déjeuner. Meryem, 19 ans, étudiante, s’est assise par hasard à côté d’Ilham, 35 ans, esthéticienne. L’une est décolletée, l’autre voilée. Elles sont toutes deux musulmanes, mais la seconde n’a pas eu cette adolescence privilégiée, qui donne l’assurance et la confiance en soi propre aux enfants gâtés. Ilham a « pris le voile » il y a trois ans, autant par résignation, « les hommes me respectent mieux », que par conviction religieuse.

« Trouver un travail stable »

Plus loin, ils sont trois à la terrasse d’un café, et travaillent dans un centre d’appel, comme 20.000 de leurs compatriotes. Rémi, Olivier, et Dominique, les prénoms qu’ils donnent au téléphone, fument des Marlboro de contrebande en préparant leur soirée. L’un n’a « qu’un souci, trouver un travail stable », l’autre qu’une envie, « partir au Canada ». Ils iront écouter Ziggy Marley, le fils de Bob, chanter « Love is our religion ». Le lendemain, la Libanaise Nancy Ajram se couvrira sur scène avec le drapeau marocain. Rien de tel pour canaliser la jeunesse marocaine, comme les eaux du Bouregreg qui coulent désormais entre des rives de béton au pied de la casbah des Oudayas, avant de se jeter dans le grand bain de l’Atlantique.

« Les jeunes sont pour la plupart dépolitisés »

Abdallah Saâf, 58 ans, professeur de Sciences politiques à l’Université de Rabat et ancien ministre de l’Éducation nationale, se définit comme un « Mélenchon marocain ». Membre du Parti socialiste démocratique, qui s’est sabordé en 2006, il porte donc le regard d’un « homme de gauche » sur la jeunesse marocaine.

Dans quel état d’esprit sont les jeunes Marocains aujourd’hui ?

La jeunesse est en grande partie dépolitisée, ou plus précisément apolitique. L’indifférence domine, ce qui est une forme de refus du système actuel. Une frange minoritaire a été happée par le courant islamiste, dont les représentants incarnent la force d’attraction la plus mobilisatrice de la classe politique, car ce sont les moins désabusés. Je vous rappelle que le Parti Justice et Développement (PJD), les islamistes modérés, comptent une quarantaine de députés.

Cinq ans après les attentats des kamikazes de Casablanca (43 morts), comment se fait-il que les islamistes recrutent encore ?

Le 16 mai 2003 n’est qu’un gros fait divers politique, qui survenait vingt mois après le 11 septembre 2001 et deux mois après l’invasion de l’Irak par les Américains. Il a été utilisé par le pouvoir pour remobiliser le pays contre le terrorisme. C’est un événement inacceptable et une violence contre nos convictions, mais qui n’excuse pas l’instrumentalisation qui en a été faite. Après les « Harragas », qui sont prêts à tout pour fuir le pays par la mer sur des embarcations de fortune, le 16 mai illustre l’état de désespérance d’une partie de la jeunesse.

Il existe quand même des jeunes Marocains qui misent sur l’avenir de leur pays sans passer par l’islamisme radical ?

Les jeunes dans leur ensemble veulent vivre et tentent de survivre ; 7,5 millions sont à l’école, au lycée ou à l’université. Certains ont réussi, travaillent, et sont bien intégrés, grâce notamment aux emplois créés par le boom du tourisme et de l’immobilier. Les nouvelles technologies attirent aussi, mais nombreux sont ceux qui restent cantonnés aux petits métiers de la marginalité.

Les festivals de musique se multiplient. Servent-ils d’« exorcisme du quotidien » ?

La politique des festivals s’inscrit dans cette joie de vivre à laquelle la majorité des Marocains aspire. Elle sert aussi à attirer les touristes. Il ne faut cependant pas nier leur fonction idéologique, le festival de musique sacrée à Fès, par exemple, est islamiquement correct à partir du moment où il traite du sacré. Toutes les villes rivalisent pour attirer chanteurs et vedettes arabes ou internationales, mais on doit veiller à ne pas tomber dans des événements artificiels.

Source : Le Télégramme - Thierry Dussard

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