Par deux fois en trois ans, son champ de kif (cannabis) a été entièrement arraché par une opération commando supervisée par la gendarmerie royale équipée de tracteurs. Dans le voisinage, bien d’autres fellahs (paysans) ont vu leurs plantations arrachées ou réduites à néant par des produits chimiques lancés par avion, ou à la machette si le terrain est accidenté. Comme 95 % des cultivateurs de la région, Ahmed n’est pas propriétaire de sa terre et dit payer un prix exorbitant pour la cultiver. « Je ne sais si je pourrai rembourser un jour cette dette… »
Traumatisme
Officiellement, la région de Larache, à une centaine de kilomètres au sud de Tanger, est une « province sans cannabis » . Depuis mai 2005, sous la houlette du très volontariste gouverneur El Aïnaïne ben Khalihema, des campagnes d’éradication de cultures de kif ont été menées manu militari. En particulier autour de Ksar el-Kebir, où plus de 3 500 hectares auraient été « nettoyés » par les forces de l’ordre. Depuis, alors que les mêmes efforts se dirigent cette année vers Taounate, plus à l’est, la province de Larache est présentée comme le modèle à suivre dans tout le Rif, ce nord marocain qui produit 80 % du haschich consommé en Europe.
Selon des chiffres publiés en mars par l’Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS), le Maroc a pu réduire, entre 2004 et 2005, les surfaces cultivées de 120 500 à 72 500 hectares, soit une baisse de 40 %. La production de cannabis aurait chuté de 98 000 à 53 300 tonnes en deux ans. Stimulé par des fonds européens, Rabat s’est fixé pour objectif d’en finir avec ces cultures d’ici 2018. Une ambition que la plupart des Marocains du Rif voient comme un vœu pieux, convaincus que la culture du kif, implantée depuis des siècles, a de beaux jours devant elle.
Autour de Ksar el-Kebir, le traumatisme des campagnes d’arrachage est palpable. Des dizaines de fellahs ont écopé de deux à cinq ans de prison et d’amendes allant jusqu’à 100 000 dirhams (environ 9 000 euros). Beaucoup sont partis grossir les banlieues déjà surpeuplées de Tétouan, Fès ou Tanger. D’innombrables saisonniers venus de tout le pays, employés pour la transformation du kif en haschich, se retrouvent maintenant désœuvrés. Cependant, nombre d’entre eux font de la résistance. Ceux, comme Ahmed, qui ont replanté au même endroit ou un peu plus loin. D’après le magazine Tel Quel, un millier d’hectares de forêts ont été brûlés par des cultivateurs infortunés, par rage ou souci de vengeance, mais surtout pour semer de nouvelles plantations de cannabis dans des zones plus éloignées, escarpées et donc difficiles d’accès pour les forces de l’ordre.
Sur le carreau
Même si les autorités assurent que l’arrachage a été précédé de campagne de sensibilisation, l’opération « cannabis-zéro » a été vécue comme une agression. « Cela a été fait en dépit du bon sens, brutalement et avec une approche militaire, dénonce le journaliste Hakim Yamani. Avant de se lancer dans une opération aussi ambitieuse, encore faut-il établir un calendrier, convaincre les gens du bien-fondé de l’initiative et, surtout, offrir des alternatives. »A Ksar el-Kebir, dans son bureau de l’Istiqlal (un des grands partis du pays, nationaliste), le leader local Abdelilah el-Bhiri se montre du même avis. En deux ans, la région s’est paupérisée, un hectare de kif rapportant 50 000 dirhams l’an (4 500 euros) ; certains fellahs ruinés ont pu trouver un emploi au port de Larache, dans la ville touristique de Lixus ou dans la construction de routes. Mais la plupart restent sur le carreau ou s’entêtent. « Près des routes, le cannabis a disparu, mais pas mal de cultures subsistent dans les collines. L’éradication totale n’est pas une bonne solution, car ici cette culture est le seul moyen de subsistance », confie El-Bhiri. C’est la question clé : quelle solution de substitution ? Les autorités ont proposé des alternatives : arbres fruitiers, céréales, élevage, ruches, tourisme rural… Mais ces options rapportent bien moins que le cannabis (dix fois moins dans le cas du blé) et elles sont coûteuses, lentes ou difficiles à mettre en place. « C’est une initiative qui peut fonctionner, mais elle est de longue haleine, poursuit El-Bhiri. Beaucoup ne partagent pas cet optimisme.
Les rares cultivateurs acceptant de parler sont persuadés que la culture du kif, forte source de richesse depuis le boom du milieu des années 90, « peut certes reculer, mais ne peut disparaître » . Une campagne similaire menée en 1993, sous Hassan II, n’avait duré qu’un temps. Au sein même des forces de l’ordre, en coulisses bien sûr, certains se montrent très réservés. « La production a baissé, c’est vrai, beaucoup de paysans en pâtissent, mais les trafiquants se portent plutôt bien, malgré l’arrestation de quelques gros bonnets », confie un agent antidrogue évoquant « une restructuration du business entre les caïds avec une chaîne des corruptions très bien huilée qui va du village jusqu’aux côtes espagnoles ».
Emeutes
Au-delà de Ksar el-Kébir, les régions de Chefchaouen et de Ketama (où 62 % du kif est produit) demeurent un sanctuaire inviolable. Les cultures de cannabis sont visibles partout. Ici, on assure que toute campagne d’arrachage provoquerait des émeutes… et la fureur des leaders politiques locaux. Un commerçant de Chefchaouen confie : « Dans la région, aucun candidat ne peut être élu s’il ne promet pas le maintien du kif. »
Libération - François Musseau