Le darija une langue qui déchaîne les passions

13 mai 2007 - 22h02 - Culture - Ecrit par : L.A

Langue Au Maroc, les publicitaires se sont emparés du dialecte (la darija). Les chanteurs, les romanciers, les journalistes et même les politiques les ont suivis. Certains s’inquiètent : que va devenir la langue du Coran ? Explications.

Quand Wana (et moi ? en darija), le dernier opérateur télécoms arrivé sur le marché marocain, décide de baptiser son premier pack “Bayn” (clair ou transparent), Méditel, son concurrent direct, réplique en promettant qu’une “fourça jaya alkhwane” (approximativement : une occasion est à saisir, les gars). Maroc Telecom, l’opérateur historique, attend quant à lui quelques semaines avant de balancer “Sma3ni” (Ecoute-moi). Un clip réunissant trois grosses pointures de la nouvelle scène musicale, censé faire la promotion d’un nouveau service de communications à bas coût. Des rappeurs aux mots crus y côtoient une belle brune qui revisite un répertoire musical populaire, le tout sur fonds RnB et en dialecte marocain. Une première ! “L’utilisation de la darija (dialecte marocain) dans les messages publicitaires est peut-être le seul terrain d’entente entre les opérateurs télécoms marocains. Mais il n’y a pas de mystère puisque tous veulent toucher le plus grand nombre de clients potentiels. Et puis n’oubliez pas qu’une accroche en darija est une nouveauté qui interpelle ou qui dérange, mais elle laisse rarement indifférent”, explique, sourire en coin, un créatif d’une grande agence de publicité à Casablanca.

Depuis quelques mois, le débat autour de la place de la darija dans l’espace public fait rage dans les salons de la capitale ou sur quelques plateaux de télévision. “La langue du peuple” fait un retour fracassant qui déchaîne les passions. Alors que certains l’érigent en véritable langue nationale, d’autres y voient une menace pour “l’identité arabe et islamique du Maroc”. Rien que ça ! Lors d’une récente conférence de presse, Abbas El Fassi, secrétaire général du parti de l’Istiqlal (troisième force au parlement), ne s’est par exemple pas gêné pour affirmer qu’“il y a aujourd’hui un complot pour mettre à mal l’unité des peuples arabes, en encourageant chaque pays à utiliser son propre dialecte. Il y a même un budget spécial pour ce plan machiavélique”, a-t-il affirmé. Au cœur de la polémique : le passage (plus ou moins brutal) de la darija du statut de banal dialecte oral à celui de langue de création et d’écriture. Après les publicitaires et les rappeurs, de plus en plus de professionnels des médias exploitent ce précieux filon linguistique. “Certains Marocains ne comprennent pas 50 % de ce qui s’écrit dans les journaux ou de ce qui se dit à la télévision en arabe classique, c’est un fait. Pour toucher mon public, je me dois donc d’utiliser un discours compris par le plus grand nombre”, affirme Kamal Lahlou, président du groupe La Gazette (qui compte trois titres et quatre radios). L’homme parle en connaissance de cause. Dans les années 70, il a été l’un des tous premiers journalistes sportifs à commenter les matchs de football en dialecte marocain. Cela a fait de lui une star. “La recette est encore valable aujourd’hui. Un message est beaucoup plus fort en darija, plus intense ou plus subtil. L’usage du dialecte marocain renvoie à des codes culturels spécifiques qui parlent aux gens. Dire harrag est dix fois plus expressif que de dire émigré clandestin par exemple”, analyse Redouane Erramdani, journaliste à l’hebdomadaire Nichane, le premier à faire de l’usage du dialecte marocain un positionnement éditorial.

Entre arabe officiel et français

Mais entre l’épopée médiatique de Kamal Lahlou et le récent retour en force de la darija dans les médias, beaucoup de choses ont changé. “Il y a d’abord eu cette arabisation de l’enseignement, puis des médias publics. Pendant des années, le Marocain lambda n’a été exposé, d’un côté, qu’à un arabe officiel stéréotypé, compliqué, et en partie inaccessible. De l’autre, il y avait le français, réservé à une élite et plutôt recommandé pour les transactions commerciales et financières. Son dialecte a longtemps été considéré comme une forme corrompue de l’arabe”, analyse un sociologue. Des générations entières de Marocains ont donc appris que l’arabe classique est la langue du Coran, de la littérature et de la politique. Une langue sérieuse et châtiée à l’opposé d’une darija “vulgaire et méprisable”. “D’ailleurs, explique un journaliste à la deuxième chaîne marocaine, quand vous tendez un micro à un M. Tout le monde, il aura toujours tendance à répéter maladroitement des phrases toutes faites en arabe classique, mais qui ne veulent rien dire au lieu de s’exprimer simplement en darija parce que, dans sa tête, le dialecte ne passe pas à la télévision.”

Une langue vivante

Dans l’ombre, pourtant, ce même dialecte a poursuivi son évolution “naturelle”. De nouveaux mots et de nouvelles expressions se sont créés au fil des années. Le dialecte s’est adapté aux différentes générations qui l’ont manié. Au milieu des années 90, quelques groupes de rap tentent même pour la première fois des compositions en marocain. Mais, faute d’accompagnement, l’expérience reste sans lendemain. Les “darijophones” ne baissent pas les bras pour autant. Des chroniqueurs de renom continuent d’intégrer des expressions du quotidien dans leurs billets. Abderrafie Jouahri à Al Ittihad Al Ichtiraki puis Rachid Nini à Assabah doivent en partie leur notoriété à l’usage du dialecte marocain dans leurs écrits. Plus tard, l’apparition (massive) des nouvelles technologies de l’information n’a pas détrôné la darija pour autant. Des millions de SMS sont chaque jour libellés en arabe dialectal.

Et quand la graphie latine peine à transcrire certaines lettres comme le qaf ou le ha, on remplace cela par un 9 ou un 7. “La darija a toujours été LA langue de communication des Marocains, c’est une évidence. Aujourd’hui, son usage dans les domaines de la création provoque un tollé parce qu’il s’accompagne d’une question centrale mais qu’on ne pouvait pas poser avant : qui sommes-nous ? Nous sommes quand même l’un des rares pays où on ne comprend pas son hymne national”, explique Réda Allali, vocaliste de Hoba Hoba Spirit, un groupe de fusion qui en est déjà à son troisième album. Identité, le mot est lâché. Dans l’esprit de plusieurs puristes de l’arabe classique, toucher à la darija, c’est justement toucher à la langue de la révélation coranique et à ce mythe de l’unité arabe. C’est secouer plusieurs tabous à la fois et reconnaître, de fait, les différentes influences qui forgent l’identité plurielle des Marocains. “Un mot comme Koumir (baguette de pain) viendrait du mot espagnol comer (manger), bellarej (la cigogne) vient de l’appellation grecque pellagros, alors que des mots comme saroute (clé) et lalla (madame ou maîtresse) sont des mots 100 % berbères”, démontre un linguiste à la faculté de lettres de Rabat.

Pour les puristes, l’enjeu est donc de taille. Il y va, selon eux, de l’unité de la Oumma et de l’un de ses plus forts repères identitaires. Partout où ils sont invités pour en débattre, ils remettent sur la table les mêmes arguments. Pêle-mêle, ils soutiennent que l’arabe n’est pas une langue parce qu’il n’est pas codifié et qu’il ne s’écrit pas, que c’est une langue “zankauouia” (langue de rue) et qui ne sied par conséquent pas à la création. La darija est-elle une langue ? Une tentative de réponse nous vient de l’historien Pierre Vermeren : “Le français et l’espagnol sont des langues à part entières qui se sont détachées du latin au fil des siècles.

Pourquoi, dans ce cas, ne pas penser que le dialecte marocain ou algérien finisse lui aussi par dériver de l’arabe pour constituer un jour une langue à part entière ?” Le débat est ouvert. La darija ne s’écrit pas ? “Faux, répond Dominique Caubet, professeur d’arabe maghrébin à l’Inalco, la darija s’est écrite à chaque fois que le besoin de l’écrire s’est exprimé.” D’ailleurs, le musée du judaïsme marocain à Casablanca conserve des écrits datant du dixième siècle où le dialecte marocain de l’époque est rédigé… en hébreux. Et puis, poursuit Dominique Caubet, “il est injuste de taxer le dialecte d’être la langue de la rue. Comme dans toutes les langues, il y a deux niveaux : le quotidien et le littéraire, le familier et le soutenu.” Sinon, comment expliquer des siècles de malhoun et de zajal et un patrimoine oral (proverbes, contes, etc.) d’une rare finesse linguistique ? Soit, répondront quand même les puristes de l’arabe classique. Comment expliquez-vous dans ce cas que les défenseurs du dialecte marocain soient presque tous francophones quand ils ne sont pas français ou américains ? “Ils n’ont pas tout à fait tort, reconnaît Redouane Erramdani, pourtant arabophone accompli et “darijophone” convaincu. Un Français ou un francophone ne subit pas la sacralité excessive de la langue arabe classique. Il aura donc moins de mal à transgresser le tabou et à questionner la langue d’une manière objective ou académique.”

Darija, langue d’Etat ?

Fait notable cependant, malgré les attaques des uns et des autres, la darija gagne du terrain là où s’y attendrait le moins : dans les appareils de l’Etat et chez quelques politiciens. Au lendemain des attentats terroristes du 16 mai, quand l’Etat annonce sa volonté de réformer le champ religieux, il commence par prendre deux mesures très significatives : la création d’une chaîne de télévision qui parle simplement de la religion (Assadissa) et la programmation de cessions de “recyclage” pour les imams des différentes mosquées du royaume. Lors d’une de ces toutes premières sessions de formation continue, Ahmed Abbadi, alors directeur des affaires islamiques au ministère des Habous (du culte), tient un discours qui méduse l’assistance composée d’imams plus ou moins jeunes et de grands oulémas. “Sortez, parlez avec les gens, comprenez leurs douleurs, leurs bonheurs et ce qui les fait vibrer, tonne le professeur Abbadi. Sachez que Knive veut dire couteau, naika renvoie à balafre et scoud veut dire joint ou pétard. Chers frères et sœurs, si vous n’arrivez pas à comprendre ce langage, c’est que vous êtes out, c’est-à-dire complètement déconnectés de la réalité.” Les politiciens ont également fini par comprendre l’astuce. “Ils sont d’ailleurs de plus en plus nombreux à s’exprimer dans un arabe plus accessible, truffé d’expressions du terroir quand ils veulent passer un message électoral.

Mais l’arabe classique reste pour eux un excellent moyen pour fuir les débats qui les dérangent. Ils en ont fait une formidable langue de bois”, ironise cet académicien casablancais qui poursuit : “Mehdi Ben Barka a été un grand orateur parce qu’il adaptait son langage à ses interlocuteurs. Une analyse des discours de Hassan II montre également qu’au lendemain de chaque tension sociale et de chaque crise, le roi s’adressait à son peuple en darija. En temps normal, il se permettait d’utiliser un arabe châtié qu’il maîtrisait parfaitement.” Du coup, sans en faire une revendication identitaire (comme pour l’amazigh), les défenseurs de la darija voient plus grand. Et si on intégrait le dialecte marocain à l’école ? Lorsqu’il découvre l’arabe classique, un enfant se retrouve face à une langue étrangère. Il ne comprend pas comment une namoussia devient un sariroune et pourquoi un sarout se dit miftah dans cet arabe si spécial. Selon des spécialistes de l’éducation, “accompagner l’apprentissage de l’arabe classique par ce que les enfants savent déjà en dialecte nous ferait gagner deux ou trois ans. Cela se fait déjà dans les régions berbérophones”. L’expérience a déjà été tentée dans le cadre d’un programme américain de lutte contre l’analphabétisme.

“Passer par la darija permet d’apprendre à décoder les lettres en évitant, dans un premier temps, des obstacles tels que le vocabulaire, la grammaire ou le chakl (la vocalisation), explique une responsable du programme américain, mené conjointement avec le secrétariat d’Etat chargé de la lutte contre l’analphabétisme.Langue ou dialecte, littéraire ou familière, la darija finit donc par s’imposer, du fait même de sa simplicité et de son efficacité. Mais de nouvelles questions se posent avec insistance : jusqu’où pourra-t-elle aller, cette “langue” ? Y a-t-il, par exemple, un juste milieu entre la darija crue et métissée des rappeurs, le dialecte soigné des publicitaires et la darija tantôt sensationnelle tantôt informative des journaux ? Sans oublier cette problématique majeure du parler marocain : la difficulté de déchiffrer un texte entièrement écrit en darija. Nous n’avons pas encore été habitués à visualiser puis à lire le dialecte, c’est tout. Presque tout le monde s’accorde à considérer que c’est une langue, mais il existe encore de grandes divergences quant à sa retranscription.”, explique Redouane Erramdani. Il faut laisser le temps au temps, estime-t-il. Et si c’était vrai ?

La darija, une langue maghrébine ?

Quand Khaled chante Dour biha a chibani au cœur du quartier Sidi Bernoussi, à Casablanca, il ne peut pas s’empêcher de lâcher aux foules venues l’accueillir : “Ce genre de chanson, nous sommes les seuls Arabes à pouvoir en décoder les paroles mes amis.” Déjà conquis par la fougue et la fraîcheur de la star algérienne, le public marocain est définitivement sous le charme. Remplacez Khaled par Abdelhadi Belkhayt ou Latifa Raafat, mettez-les en Algérie, et vous aurez des réactions à peu près identiques. En plus du talent, Khaled, Belkhayat et Raafat ont en commun un profond attachement à un dialecte local qu’ils manient avec maestria et qui fédère au-delà des frontières, qu’elles soient fermées ou jalousement gardées. Quoique légèrement différent, le dialecte tunisien reste, lui aussi, largement accessible à la majorité des Marocains et des Algériens. Bizarrement, c’est dans ces trois pays que la question de la reconnaissance du dialecte local se pose avec insistance.

Langue ou dialecte ? Le précédent amazigh

A l’occasion de chaque match disputé par le Hassani d’Agadir (club de foot de la capitale du souss), il est désormais normal de voir des banderoles d’encouragement en tifinagh flotter ici et là dans le stade. Pareil pour les correspondances de l’Ircam (Institut royal de la culture amazigh) dont l’en-tête est rédigé en arabe, en français et en tifingh. Le tamazight revient de loin. Plus ou moins banni dans les années 70 et 80, le parler berbère fait une timide entrée dans les médias publics à travers le Journal des dialectes ou Nachrat allahajat, vers la fin des années 90. Aujourd’hui, le tamazight est considéré comme une langue à part entière. Il y a quelques années, quand les défenseurs de la cause amazigh revendiquaient la transcription de leur langue en tifinagh, les adeptes du caractère arabe se rebiffaient. Atteinte à la langue sacrée du Coran, complot contre l’unité marocaine… les mots utilisés à l’époque rappellent à s’y méprendre ceux que certains emploient encore aujourd’hui pour reléguer définitivement la darija en dialecte de seconde zone. Le tamazight a pourtant résisté, grâce à une ferme décision politique de reconnaître officiellement cette composante de l’identité marocaine. Aujourd’hui, les premières classes d’amazigh ont vu le jour, et une télé berbère serait en cours de constitution.

Le courrier de l’Atlas - Ali Mekkhaz

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