Plusieurs personnalités connues au Maroc ont été présentées aujourd’hui devant le procureur dans le cadre de liens avec un gros trafiquant de drogue. Parmi ces individus, un président de club de football.
Les hauteurs de Mohammedia appartiennent aux chiens. La prairie n’est qu’une décharge et, pour eux, une providentielle gamelle. Au milieu, une prison. Les cris des détenus et les aboiements troublent en permanence le silence. C’est ici que, depuis six mois, Christophe Curutchet, 36 ans, partage sa cellule de douze mètres carrés avec six autres hommes.
Dans cette petite cité proche de Casablanca, la capitale économique du Maroc, tout le monde a entendu parler du "Français" de la prison. Il est arrivé en provenance de Tanger, où il a passé neuf mois avec une trentaine de détenus. Grâce à son transfert, le détenu s’est rapproché de son ancien monde, de ses amis de bringue, de sa belle Loubna, de sa maison, la villa Serge, de son labrador Arti. Mais les "potes" ne viennent plus le réconforter, Loubna est avec un autre Français, la villa Serge a été relouée à des amis, Arti est en France.
"On se sent coupable de ne plus aller le voir, reconnaît un proche, Claude Sfez, la cinquantaine. On a l’impression de l’abandonner." Ce kinésithérapeute est l’un des rares à accepter d’en parler sans réclamer l’anonymat. Difficile d’afficher son amitié avec quelqu’un qui a la réputation d’un narcotrafiquant international...
Le 28 décembre 2006, Christophe Curutchet a été condamné par le tribunal correctionnel de Tanger à dix ans de prison pour "détention, trafic, transport et complicité de tentative d’exportation de marchandises prohibées". En appel, le 18 avril 2007, sa peine a été ramenée à huit ans de prison. Le 9 janvier 2008, la Cour suprême marocaine a rejeté son pourvoi en cassation.
"Son cauchemar", comme il nous l’a dit lorsque nous l’avons rencontré en détention, commence le 15 septembre 2006. Christophe Curutchet est alors directeur de la filiale marocaine de la société de transport international STE Méditerranée, basée à Casablanca (2,3 millions d’euros de chiffre d’affaires). Ce jour-là, son entreprise affrète un camion de 36 tonnes pour Chantelle. La marque de lingerie féminine fabrique des produits au Royaume. STE doit acheminer vers la France 42 palettes provenant de deux sous-traitants. Dans un souci de sécurité, les dirigeants de STE ont choisi d’être sous douane : tous les camions sont théoriquement contrôlés par des agents. La marchandise, elle, se trouve derrière un immense portail grillagé qu’eux seuls peuvent ouvrir ou fermer.
Dans l’après-midi du 15 septembre, le camion de STE se rend à Rabat afin de récupérer au sein de l’usine Atma la première livraison : 13 palettes. Après le chargement, le camion retourne au siège de STE à Casablanca. La remorque, sans le tracteur, y est entreposée toute la nuit. Comme toujours, ses portes sont accolées au quai, de manière à ne pas pouvoir être ouvertes. Elles ont également été scellées par le sous-traitant, avec ses propres cadenas numérotés.
Le lendemain, sans attendre les douaniers, Rachid Maali Idrissi casse les cadenas. Deux autres employés de STE, Aderhamme Bouhdid et Saïd Chaki, déplacent quelques palettes afin de libérer de la place pour la seconde livraison - ces trois salariés seront condamnés à cinq ans de prison. Avant de la charger, le douanier Hassan Sakakri interroge un ordinateur pour savoir s’il doit contrôler la première livraison. En fonction des critères entrés (nom de l’entreprise, type de marchandise...), l’ordinateur émet deux sortes de messages : "conforme" ou "pas conforme" - synonyme d’inspection. La marchandise de l’usine Atma est "conforme", donc pas de fouille. M. Sakakri donne son accord au second chargement puis scelle officiellement le camion. Direction le port de Tanger.
Le soir, la remorque passe au scanner. C’est là que les douanes découvrent deux palettes non déclarées. A l’intérieur, 1,4 tonne de haschisch. La drogue se situe dans la livraison de l’usine Atma, elle est cachée dans les palettes recouvertes de leur emballage.
M. Curutchet se rend le lendemain à la police de Tanger pour une déposition. Après une nuit au poste, un juge le met en examen. Il nie les faits mais est écroué à la prison de Tanger. "J’ai rien compris", lâche M. Curutchet. Dans l’ordonnance de renvoi du 5 décembre 2006, le juge affirme qu’en tant que directeur de la société, Christophe Curutchet était forcément au courant d’un tel chargement. La présence au Maroc de son PDG, Michel Mezerette, la veille de la saisie, tend à prouver que "les intéressés ont procédé à la préparation et à la planification d’exportation des stupéfiants". Son retour en France, "un seul jour avant la découverte des stupéfiants, (...) confirme sa complicité dans l’opération d’exportation des stupéfiants". L’ordonnance souligne que le PDG avait annoncé son intention de vendre la société, alors qu’elle est "en bonne santé, ce qui suscite de notre part doute et suspicion".
Ces soupçons sont renforcés par un lourd passif. Le 16 février 2005, 70 kg de résine de cannabis ont été saisis dans un camion de STE Méditerranée, mais M. Curutchet avait été mis hors de cause. En juillet 2005, toujours chez STE, plus de 300 kg de haschisch avaient été découverts dans une remorque. Christophe Curutchet a été alors mis en examen pour "complicité de trafic de drogue". Il a été acquitté le 3 janvier 2006, verdict confirmé en appel trois mois plus tard.
La justice marocaine s’étonne également de la manipulation des palettes de la première livraison avant le chargement de la seconde. Pour le juge, il s’agit d’"ajouter un surplus de palettes à celles déclarées". Les tribunaux affirment avoir "la conviction que les chefs d’inculpation reprochés à Christophe sont établis à son encontre".
"Quelle honte !, enrage son avocate, Patricia Simo. Condamner un homme en sa seule qualité de directeur est inadmissible." "Rien ne prouve sa culpabilité, renchérit son autre conseil, Mohammed Ziane, bâtonnier du barreau de Rabat et ancien ministre des droits de l’homme. L’enquête policière a été bâclée, c’est impardonnable !"
Aucune perquisition n’a été effectuée au domicile de Christophe Curutchet. Seuls quelques policiers de Casablanca se sont rendus au siège de STE, mais sans pénétrer dans le magasin sous douane. La défense s’indigne que la police n’ait pas envoyé de chien renifleur pour prouver que du haschisch avait bien transité dans les locaux. Aucune demande de commission rogatoire internationale n’a été formulée par un juge marocain pour demander des comptes au "complice", le PDG, Michel Mezerette. "Je me tiens pourtant à la disposition des autorités du pays", assure celui-ci. Interpol n’a pas été informée de cette affaire.
La société de transport STE est située dans un domaine portuaire. Des gardiens notent sur un cahier chaque entrée et sortie de véhicule, effectuent des rondes. Le relevé d’activité concernant la nuit où la remorque a été entreposée le long du quai a... disparu.
STE ne dispose que de remorques. Elle sous-traite à la société Transalmo les tracteurs. Le disque - qui indique la vitesse, la distance parcourue et les arrêts du camion - concernant le premier transit entre Rabat et Casablanca a lui aussi disparu. Le directeur adjoint de Transalmo, Samir Diouch, ne se l’explique pas - "C’est une obligation. Les mouchards sont de tous les voyages." Saïd Ryad, le chauffeur, a été acquitté en première instance.
La défense s’étonne aussi de voir que le fabricant de lingerie Atma n’ait pas été plus inquiété. Elle sous-entend que l’entreprise aurait été "protégée par la police". Atma est la propriété du riche industriel Driss Senoussi, fils de Badreddine Senoussi, ancien ambassadeur du Royaume à Washington sous Hassan II, alors roi du Maroc. Abdellatif Ouahbi, avocat de l’entrepreneur, sourit : "La police nous aurait protégés ? Pourquoi ? M. Senoussi ne fait que des affaires et pas de politique et son père est à la retraite."
Lors du procès en appel, le douanier Hassan Sakakri a assuré à la barre que, contrairement à ce qu’avait conclu le juge d’instruction, la drogue n’avait pas pu être placée au siège de STE. Au Monde, il le réaffirme : "La justice reproche aux employés de STE de ne pas avoir contrôlé, ni compté, le nombre de palettes d’Atma. Mais on ne contrôle pas les marchandises qui sont pour Chantelle. Chantelle, c’est du sérieux." Il ajoute : "Christophe et les trois autres de STE n’y sont pour rien."
"Pour les transporteurs, le Maroc est un pays à risques", estime Jacques-Henri Garban, délégué général de l’Association française du transport routier international (Aftri). Le pays est le premier producteur et exportateur de haschisch dans le monde, avec plus de 1.066 tonnes produites en 2005 selon l’Office des Nations unies pour la lutte contre la drogue et le crime (UNODC).
L’ambassade de France à Rabat affirme suivre le dossier Curutchet "avec un soin tout particulier". "Ce n’est pas le cas avec tous les prisonniers français au Maroc", reconnaît-on. Le Royaume est le pays étranger qui détient le plus grand nombre de Français : 190, sur les 1.800 emprisonnés dans le monde, la plupart pour trafic de drogue.
"La France m’a abandonné", nous a confié Christophe Curutchet. Il a tenté de se suicider, puis observé une grève de la faim de vingt et un jours. Il l’a suspendue le 12 janvier, en apprenant la rencontre entre ses proches et le ministre des affaires étrangères, Bernard Kouchner.
Sa mère, femme de ménage, son père, à la retraite, se ruinent pour aller le voir. Les avocats ont demandé une grâce au roi Mohammed VI. "Le Maroc est le premier pays à répondre à toutes nos sollicitations, assure un diplomate du Quai d’Orsay. Mais quand on a prononcé le nom de Curutchet, nos interlocuteurs se sont refermés."
Le Monde - Mustapha Kessous
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