On se gratte la tête. Lui pas : « Il y a un vrai fil rouge. J’ai choisi l’enseignement pour donner des clés de lecture pour comprendre le monde dans lequel on vit. La radio, la télé, c’est un bon endroit pour faire de la pédagogie. Le côté divertissement du Grand Journal, c’est aussi le moyen de faire passer un message. » On se regratte la tête. Lui aussi un peu quand même : « J’ai beaucoup hésité avant de dire oui. Je me demande comment ça va se passer. Surtout pour des questions d’organisation : je me lève à 4 h 30 tous les matins, je prépare la matinale, et je continue à enseigner à Sciences-Po. »
L’histoire d’Ali Baddou, c’est celle de la possibilité d’un ailleurs. Il naît il y a trente-trois ans à Paris de parents marocains, son père est diplomate et il passe son enfance entre le Maroc, les Etats-Unis, et la France où il fait « l’essentiel de [sa] vie scolaire. » Le Maroc ? « Mon histoire et ma géographie » La France ? « J’étais tout le temps ici en transit, c’était assez curieux. » Mais point de schizophrénie chez Baddou : « Je trouve ça rassurant d’avoir deux chez soi. » Tout aussi ubique est son parcours : le lycée Henri-IV, puis la philosophie à la Sorbonne. Mais par « déception du monde universitaire parfois un peu nécrosé », il se détourne de la recherche, et l’agreg de philo en poche, choisit l’enseignement : d’abord en terminale puis à Sciences-Po. Jusque-là, on est dans les clous.
En 2000, bing, virage en tête d’épingle : Ali Baddou entre au cabinet de Jack Lang « par une copine qui bossait à l’Assemblée Nationale (elle était la plume de Fabius), j’ai appris que Jack Lang cherchait quelqu’un » ; au même moment on lui propose un poste dans un cabinet ministériel au Maroc. Ce sera Lang, alors ministre de l’Education nationale, où il suit le dossier de l’ouverture de Sciences-Po aux ZEP. « J’ai fait ça pendant un an et demi, c’était passionnant. » Pour autant, tient-il à préciser, « je n’ai jamais eu ma carte dans un parti ». Et pour qui vote-t-il ? « C’est ma vie privée. » Il ne parlera pas non plus de Mazarine Pingeot dont il fut l’ami. Une histoire qui le poursuit.
Quand il reprend les Matins de France Culture en 2006 après le départ de Nicolas Demorand, les mauvaises langues se déchaînent : il devrait sa place aux réseaux mitterrandiens, ou à la discrimination positive. Il balaye : « On est toujours là pour de mauvaises raisons. Comme s’il y avait une influence d’outre-tombe de Mitterrand… » En fait c’est par l’intermédiaire de Demorand, son « frère », qu’il est entré à France Culture. En 2003, il est chroniqueur dans Tout arrive de Marc Voinchet, puis producteur du Rendez-vous des politiques.
A deux reprises, il tâtonne de la télé dans Permis de penser de Laure Adler sur Arte, et dans Field devant le poste sur Paris Première. « Mais là, c’est de la vraie grosse télé de masse, admet-il à propos du Grand Journal, une assez vieille envie », qui date du Sidaction marocain qu’il a présenté en 2005, « le premier dans un pays arabo-musulman », insiste-t-il. Alors, quand Michel Denisot et Renaud Le Van Kim, producteur du Grand Journal, viennent le débaucher pour remplacer Frédéric Beigbeder, il dit oui : « C’est un vrai truc de curiosité, un vrai désir, une envie de savoir jusqu’où on peut parler de culture et de livres à la télé. » Mais ce vendredi de la semaine dernière, il ne sait même pas ce qu’il va faire ni comment il va faire, aucune idée : « Je ne sais pas s’il y a un espace pour le discours critique, je sais juste que j’y vais et qu’il faudra que je mette une chemise repassée ! » Il vient de découvrir le plateau et a encore des paillettes dans les yeux : « C’est impressionnant, c’est une énorme machine ouverte aux regards, c’est très différent d’un studio de radio qui est renfermé comme un cocon. » Et là, le garçon qui balance du latin sur France Cul se métamorphose : c’est Docteur en philosophie et Mister Midinette. La télé, il la dévore : « J’ai un vrai truc d’addiction avec les séries de Lost à Shérif fais-moi peur en passant par Urgences. J’aime aussi les débats, les directs, les infos… » Quant au Grand Journal, n’en jetez plus : « Je trouve l’émission vachement bien, et je trouve ça hallucinant qu’une émission semblable n’existe pas sur le service public… » Vraie naïveté ou rouée volonté d’être un gentil petit canal ? Mais quand on lui demande quel est son métier, il répond : « Professeur, c’est ce qui est écrit son ma carte d’identité marocaine. »
Ecrans.fr - Isabelle Roberts