A la découverte des Juifs Berbères

10 août 2002 - 17h13 - Culture - Ecrit par :

Parmi les travaux et domaines d’études concernant le passé des Juifs marocains, l’histoire des Juifs dans les régions à dominance berbère occupe une très faible place. Cela provient en partie de la nature fragmentaire des sources historiques provenant des zones rurales du pays .

Comparée à la documentation sur les Juifs parlant arabe, vivant dans les régions urbaines du Maroc et qui ont produit un nombre considérable d’écrits, les données historiques sur la vie des Juifs berbères ou vivant parmi les Berbères, avant la période coloniale, sont très éparses, presque toujours de seconde main, et sont souvent basées sur des mythes d’origines et des légendes. Les voyageurs étrangers en visite au Maroc dans la période pré-coloniale, qui ont établi, quoique de façon inexacte, les listes des tribus et des " races " du pays ont rarement fait la distinction entre Juifs berbérophones et Juifs arabophones [2>. Les Juifs ont été considérés comme une catégorie à part, aux côtés des Maures ou Andalous, des Arabes, des Berbères et shleuh. Peu d’Européens ont voyagé à l’intérieur du Maroc avant le XXe siècle, et ceux qui le firent, comme John Davidson (qui fut tué) en rapportèrent des informations peu fiables. James Richardson, un militant anti-esclavagiste britannique, qui a visité le Maroc en 1840, a poussé plus loin les observations de Davidson ; il a été le premier à désigner les Juifs de l’Atlas comme des " juifs shelouh ", parlant berbère et dont les coutumes et caractéristiques étaient les mêmes que celles de leurs voisins non-juifs [3>.

Cette référence aux Juifs berbères est, cependant, encore très inhabituelle et de fait, elle n’a pas donné lieu à des hypothèses hasardeuses sur les origines berbères des Juifs. D’après la plupart des visiteurs européens du XIXe siècle, les communautés juives elles-mêmes se revendiquent fermement comme descendant des Juifs de l’Ancien Israël. Les seules distinctions qu’on y trouve sont celles relatives aux clivages entre Juifs espagnols et Juifs autochtones, un clivage que les Juifs du Maroc eux-mêmes mentionnent par les termes " d’expulsés " et de " résidents " (megorashim et toshavim).

A la fin du XIXe et au XXe siècles, les voyageurs et ethnographes " découvrent " un grand nombre de communautés dispersées et donnent de ces Juifs vivant parmi les Berbères une image totalement différente de celle des communautés juives des régions urbaines. Sous le protectorat français, l’image des Juifs berbères va être définitivement établie conformément aux études qui leur seront consacrées par l’ethnographie coloniale, ainsi que par les hommes de l’Alliance israélite universelle. Enfin, la société israélienne va y ajouter sa touche, reflétant l’apport sioniste et le développement de stéréotypes à l’égard des Juifs marocains, dont la plupart ont immigré en Israël entre 1950 et 1960.

Mon propos concerne la façon dont a été formulée la perception des relations judéo-berbères aux XIXe et XXe siècles en me référant tout particulièrement à la documentation sur les Juifs d’Iligh, une communauté qui vivait avec les Berbères dans une région de langue tashelhit, du Sous [4>.

La découverte des Juifs berbères
L’intérêt des Européens pour les Juifs des régions apparemment " éloignées " du monde n’est pas une invention du XIXe siècle ; ce qui est nouveau, c’est la signification conférée à cet intérêt. La recherche sur les tribus perdues n’est plus motivée uniquement par des considérations d’ordre messianique, car à l’ère du colonialisme triomphant, la recherche ethnographique sur les communautés lointaines d’Orient est devenue un moyen de gouvernement.

De plus, pour les Juifs européens, la découverte de coreligionnaires primitifs n’évoque pas seulement le souvenir des tribus perdues mais leur révèle aussi d’anciennes coutumes disparues, à un moment où eux-mêmes commencent à se considérer comme une nation et se tournent vers les terres bibliques du Levant pour restaurer la souveraineté juive [5>.

Au début du XXe siècle, l’orientaliste et hébraïsant Nahum Slouschz parcourut l’Afrique du Nord pour y étudier les origines et l’histoire des communautés juives. Il a été le premier à étudier sérieusement l’histoire des communautés vivant dans les régions intérieures du Maghreb. Slouschz croyait que pendant les siècles qui ont précédé l’expansion arabe en Afrique du Nord, les Juifs, originaires de Palestine, se sont répandus parmi la population berbère et en sont devenus un élément dominant [6>. Durant l’époque coloniale, ses opinions sur les origines berbères des Juifs vont avoir force de loi [7>. En 1906, Slouschz fut envoyé en mission au Maroc par la Mission scientifique du Maroc, grâce à ses relations avec son directeur, Le Chatelier [8>. La mission, parrainée par le Comité de l’Afrique française, a publié les premiers travaux importants sur la société marocaine. Slouschz faisait partie de ce cercle et ses idées influencèrent largement la vision française du judaïsme marocain. Après l’établissement du protectorat français, il retourna au Maroc et fut chargé par les autorités coloniales d’étudier les communautés juives et de soumettre ses conclusions au Résident-Général Lyautey en vue de leur réorganisation. Slouschz était sioniste et, en tant que tel, voulut " régénérer " le judaïsme marocain et réveiller sa conscience nationale juive. C’est en partie à cause de ses idées sionistes que les autorités françaises décidèrent de le relever de ses fonctions officielles [9>.

Les tendances sionistes de Slouschz et ses efforts pour découvrir le passé juif berbère pré-arabe du Maroc procédaient d’une vision très cohérente. La population juive urbaine des grandes villes arabes du Maroc était très attachée à ses savants autant qu’à ses traditions. Pour Slouschz, ce sont les Juifs descendant des Berbères (comme il le croyait), avec leurs manières primitives et pénétrées d’influences locales, qui représentent les " vrais " Juifs nord-africains

" maintenant que l’Afrique est entrée également sous l’égide de l’influence occidentale ", écrit-il, " la pénétration de la civilisation française et l’émancipation de nos frères de Tunisie et du Maroc, suivant en cela l’exemple des Juifs algériens, vont faire disparaître le caractère spécifique du juif africain. Comme c’est déjà le cas dans les grandes villes françaises d’Afrique, les changements sociaux ont eu un effet radical sur les masses de la population, qui perdent rapidement leur individualité et leurs traditions millénaires [10> ".

Une fois ces coutumes abandonnées, grâce aux bienfaits de l’éducation occidentale, le judaïsme marocain aura-t-il une autre alternative que celle de rejoindre la nation juive moderne ?

C’est H. Z. Hirschberg qui le premier a mis en doute la thèse admise - établie d’abord par Slouschz et adoptée ensuite par de nombreux chercheurs de l’époque coloniale - selon laquelle les Juifs d’Afrique du Nord descendraient des tribus berbères converties au judaïsme dans 1’Antiquité. Hirschberg étudia systématiquement les traditions anciennes et parvint à la conclusion qu’il y a peu de preuves confirmant la thèse des Berbères judaïsés. D’après lui, la plupart des communautés se formèrent beaucoup plus tard, grâce à l’arrivée de commerçants juifs à l’intérieur du pays. Bien qu’il n’exclut pas qu’il ait pu exister des Berbères judaïsés, Hirschberg est sceptique quant à l’importance de ce phénomène [11>. Dans une étude récente basée sur des données linguistiques et ethnographiques importantes, Paul Wexler a réexaminé cette question, pour aboutir à la conclusion que la grande majorité des Juifs sépharades descendraient d’habitants d’Afrique du Nord convertis au judaïsme et installés en Espagne12. Si l’hypothèse de Wexler était exacte, il en découlerait que la plupart des Juifs marocains (toshavim comme megorashim) descendraient de Berbères convertis.

Les rares preuves contemporaines de l’existence de communautés juives en Afrique du Nord à l’époque pré-islamique ne permettent pas d’affirmer avec assurance l’importance démographique et culturelle du judaïsme parmi les Berbères. La première source historique évoquant des tribus juives berbères date du XIVe siècle. C’est le Kitab al-cibar d’Ibn Khaldoun [13>. Certes il y a également de nombreuses légendes locales sur les Juifs berbères au Sud marocain préislamique. Jacques Meunié, par exemple, est convaincu de l’authenticité de ces traditions et légendes, même si nombre d’entre elles n’ont été consignées que récemment [14>. Quelle que soit notre opinion au sujet de la conversion des tribus berbères au judaïsme dans l’Antiquité, on peut affirmer que des mythes sur les Juifs berbères ont existé au Moyen Age et que ces mythes concernaient également l’origine des Berbères dans leur ensemble. Ces mythes ont été élaborés afin de légitimer le pouvoir mérinide au XIVe siècle [15>, avant d’être reformulés durant la période coloniale. L’historicité des légendes sur l’expansion du christianisme et du judaïsme parmi les Berbères à l’époque pré-islamique a pu servir les besoins de l’administration coloniale dans sa volonté de séparer les Berbères des Arabes. Comme l’écrit Jacques Meunié : " malgré la précarité des indications que nous possédons sur l’extension ancienne du christianisme et du judaïsme dans le Sud marocain, [ces traditions> méritent cependant d’être retenues parce qu’elles peuvent aider à connaître les divers éléments de populations berbères et leurs usages anté-islamiques, au cours de siècles plus récents, et même jusqu’à l’époque actuelle [16> ".

Exhumer les séquelles du passé berbère judéo-chrétien est un moyen parmi d’autres visant à justifier le régime colonial au Maroc.

Relations judéo-berbères : un cas particulier ?
Les études sur le Maroc des premières années du Protectorat français soulignent les différences existant entre les régions contrôlées par le Makhzen et les régions non soumises au contrôle du gouvernement central : bilad al makhzen / bilad al-siba. Considérée comme une division entre Arabes et Berbères, cette perception prédominante de la société marocaine développée par les ethnographes coloniaux et perpétuée - largement - par l’ethnographie post-coloniale, a été sérieusement remise en question [17>. Peu d’attention a été accordée à la façon dont ce dualisme simpliste entre makhzen et al-siba a influencé les débats sur le judaïsme marocain.

L’affirmation selon laquelle les relations judéo-berbères étaient complètement différentes des relations arabo-juives est liée de très près à cette vision d’une dichotomie entre makhzen et siba. On cite en exemple la protection efficace des commerçants juifs par les chefs tribaux, ou les patrons berbères, au point de les rendre intouchables. " Tout juif de bilad al-siba appartient corps et biens à son seigneur, son sid ", écrit Charles de Foucauld, dont les relations avec les communautés juives du Maroc font partie du corpus historique sur le judaïsme marocain [18>. Bien que le Juif soit protégé, Foucauld le décrit comme un être servile, exploité sans merci par son maître. Comme les régions berbères appartiennent au bilad al-siba, les Juifs se doivent d’obtenir la protection de chefs locaux et indépendants du Sultan. Slouschz considère la situation des Juifs du bilad al-siba à la manière de Foucauld : " à Tililit commence, pour les Juifs, le pays du servage, on pourrait même dire de l’esclavage. Tout ce que les Juifs possèdent appartient au Qaid, qui a droit de vie et de mort sur ses sujets. Il peut les tuer en toute impunité, il peut les vendre si tel est son désir... En échange de la perte de tous ses droits, le juif jouit de la sécurité, que le maître lui assure au risque de sa propre vie... Un Juif qui veut se marier doit acheter sa future femme au sid auquel appartient le père de la fille et qui est l’unique maître de son destin [19> ".

Alors que certains écrivains de la période coloniale considèrent la vie des Juifs dans les territoires berbères comme plus difficile que dans les régions citadines arabophones, d’autres au contraire, influencés par la thèse développée par l’ethnographie coloniale selon laquelle les Berbères étaient plus libres, plus démocrates et plus indépendants que les Arabes, qualifient la condition des Juifs dans les régions berbères de " meilleure " que parmi les Arabes. Cette idée avait des précurseurs depuis la première moitié du XIXe siècle. D’après Davidson, par exemple, les Juifs du Sous et du Rif étaient la " propriété des Maures ", mais " ils bénéficiaient néanmoins d’une plus grande liberté qu’à Tanger [20> ". De plus, d’après Davidson " les Juifs de l’Atlas sont de loin supérieurs, physiquement et moralement à leurs frères résidant au sein des Maures. Leurs familles sont nombreuses, et chacune d’elles est sous la protection immédiate d’un Berbère (les habitants originels d’Afrique du Nord), d’un patron, ou d’un seigneur. Ils ont par ailleurs leur propre sheikh, un juif, à la décision duquel tous les cas sont soumis. À la différence des Juifs résidant parmi les Maures, qui sont soumis à la loi musulmane, ils ne vivent pas dans le même état d’avilissement ou de servitude ; ils développent des relations de type patron/client [avec leurs voisins>, tous ont les mêmes privilèges, et le Berbère est tenu de défendre la cause du juif en cas d’urgence. Ils disposent d’armes, et servent leurs patrons à tour de rôle [21> ".

Famille juive devant la porte de sa maison du mellah d’Illigh, Anti-Atlas, 1953
En un lieu indéfini au sud de l’Atlas que Davidson n’a pas pu atteindre durant son voyage, on rapporte que 3 000 à 4 000 Juifs " vivent en toute liberté, et pratiquent tous les métiers ; ils possèdent des mines et des carrières qu’ils exploitent, ont de grands jardins et d’immenses vignobles, et cultivent plus de maïs qu’ils ne peuvent en consommer ; ils disposent de leur propre forme de gouvernement, et possèdent leurs terres depuis l’époque de Salomon [22> ". Faisant sien le point de vue de Davidson, Richardson y ajoute que les pratiques religieuses de ces Juifs, datent de l’époque pré-exilique, et de ce fait " ils redisposent les parties du Pentateuque et de la Torah dans le même ordre que celui de l’ensemble des Juifs ". Vivant isolés, ils considèrent leurs frères des autres parties du Maroc comme des hérétiques [23>. Les Juifs de l’Atlas jouissent d’une " quasi indépendance vis-à-vis de l’autorité impériale ", comme leurs voisins berbères. De plus, ces Juifs " possèdent toutes les caractéristiques des montagnards... ils portent le même costume qu’eux, et on ne peut pas les distinguer [de leurs voisins musulmans [24>>".

L’une des raisons pour lesquelles certains écrivains de la période coloniale considéraient la situation des Juifs parmi les Berbères comme meilleure que parmi les Arabes venait de l’idée que les Juifs étaient totalement intégrés à la société berbère, partageant nombre de coutumes de leurs voisins musulmans. On considérait que les Juifs du Haut-Atlas, par exemple, vivaient en paix et en symbiose avec les Musulmans [25>. Les chercheurs contemporains se sont appuyés souvent sur la littérature ethnographique coloniale pour décrire les relations entre Musulmans et Juifs dans l’intérieur du pays. Malheureusement peu de Juifs originaires des zones berbères ont été interrogés sur leur expérience. Aussi loin que l’on remonterait, on découvrirait sans doute une variété d’expériences que l’on ne saurait ramener à une simple dichotomie arabo-berbère ou à un clivage entre zones citadines et rurales. Les sources dont nous disposons sur les relations entre Musulmans et Juifs à Iligh pendant la période pré-coloniale offrent à cet égard une image très contrastée de ces relations.

Les sources provenant d’Iligh montrent que la communauté juive de cette localité, aussi bien que la communauté voisine d’Ifran, étaient étroitement liées au chef de la puissante famille du Sharif de la famille Abu Dami’a. Les signatures et parfois les déclarations en judéo-arabe des Juifs d’Iligh et d’Ifran quand ils recevaient des acomptes du Shanf ou quand ce dernier leur payait ses dettes, sont consignées dans deux livres de comptes appartenant à Husayn b. Hashim [26>. Les Juifs d’Iligh, qui voyageaient souvent à Essaouira pour leur commerce, étaient considérés comme des protégés du Sharif. S’ils étaient dévalisés ou tués, le Sharif punissait en représailles la localité à laquelle appartenaient les criminels. Parallèlement, le Sultan étendait sa protection à ses tujjar qui voyageaient à Iligh pour le commerce ou pour recouvrer leurs dettes. Les Juifs entretenaient avec les puissants chefs d’Iligh des relations comparables à celles des Juifs du Sultan. Dans un rapport envoyé d’Essaouira (Mogador) à l’A.l.U, en 1874, par Abraham Corcos il y est relaté que les Juifs d’Iligh considéraient le Sharif comme tout puissant. " Étant donné que ce gouverneur... n’est pas soumis à l’autorité de notre roi du Maroc, tout est objet de prières et de suppliques [27> ". Ce qui y était en cause cependant n’était pas l’oppression du Sharif, mais celle dont la responsabilité en incombait à leur propre Shaykh (Nagid en hébreu) qui était fondé de pouvoir du Sharif. Le Nagid Mas’ud b. Bokha, est décrit comme étant " une personne non civilisée et inculte, qui soutire d’eux (les Juifs d’Iligh) des amendes pour rien ou pour les moindres choses [28> ". Nous y apprenons également que ce personnage même, Mas’ud b. Bokha avait des relations d’affaires étroites avec le Sharif Husayn b. Hashim [29>. Ce qui compte ici, c’est le fait qu’un appel ait été fait à Essaouira, en parfaite connaissance de l’influence exercée par l’Alliance israélite universelle. Sachant l’indépendance virtuelle du Sharif Husayn, les Juifs d’Iligh avaient compris que ce n’était pas au Sultan qu’ils pouvaient demander assistance. Mais vue l’interdépendance économique entre Iligh et Essaouira, c’est par le truchement des Corcos et de l’Alliance qu’ils avaient cru obtenir l’intervention du Sharif contre le Nagid.

Dans les années 1880, les relations entre les Juifs d’Iligh et les autorités d’Iligh changèrent de nature. Désormais, opprimés par le Sharif plutôt que par leur Shaykh, ils firent appel à l’Alliance et à l’opinion juive d’Europe de l’Ouest : sous le joug du puissant Sharif Muhammad b. Husayn b. Hashim, ils pouvaient être dépouillés à tout moment de leurs biens et de leur argent, et quand ils voyageaient pour leur commerce, leurs femmes et leurs enfants étaient tenus en otages sur place. En 1889, un commerçant prospère d’lligh, Isaac Souissa, se plaignit d’avoir été battu à mort par ordre du Sharif, le 9 Av. Il s’enfuit à Essaouira, où il demanda l’aide de l’A.I.U., de l’Anglo-Jewish Association et des consulats étrangers, pour obliger le Sharif d’Iligh à libérer sa femme et ses enfants et les autoriser à le rejoindre à Essaouira. Suivant les témoignages émanant de Juifs de cette localité, la plupart des Juifs du Sous vivaient en paix avec leurs voisins berbères à l’exception d’lligh et de son chef tyrannique [30>. Foucauld, qui visita cette région à la même période, explique que chez les Berbères disposant d’institutions démocratiques, chaque Juif y avait son patron, au contraire de la situation prévalant sous le régime des Shaykhs puissants, comme au Tazerwalt (c’est-à-dire à lligh), où les Juifs appartenaient corps et biens au Shaykh[31>.

Plusieurs remarques s’imposent au sujet de ces témoignages. Le fait qu’ils aient été transmis à Essaouira, avec laquelle les Juifs d’Iligh avaient des liens étroits, montre que les Juifs étaient conscients de l’influence des organisations juives étrangères et recherchaient leur intervention. Il faut également souligner le fait que l’indépendance du Sharif d’Iligh fut compromise vers 1880 par les harka du Sultan Moulay al-Hasan [32>. Muhammad b. Husayn fut même nommé Qayid du Makhzen,recevant une maison à Essaouira [33>. Investi de l’autorité du Sultan, son pouvoir dépendait du Makhzen. Ce fut à cette période également que la ville de Tiznit devint le principal centre politique du Sous. Certains Juifs d’Iligh voulurent tirer profit de cette évolution et déménagèrent à Tiznit ou à Essaouira où ils pouvaient bénéficier de nouvelles possibilités commerciales. C’est ainsi que Isaac Souissa vint à la mahalla du Sultan pendant la harka de 1886 pour implorer la protection royale et demander au Sultan la permission de s’installer avec les siens à Tiznit. Il semble toutefois que le Sultan ne souhaitait pas porter atteinte à ses nouvelles relations politiques avec Iligh en provoquant la chute de son économie qui dépendait des commerçants juifs. Ainsi, invoquant le prestige du Murabit d’Iligh, le Sultan évita de faire pression sur le Sharif afin qu’il laisse partir les Juifs. Isaac Souissa et sa famille continuèrent à vivre à Iligh jusqu’au moment où Isaac parvint à s’enfuir à Essaouira en 1889. Le Sharif nia avoir maltraité Isaac ou sa famille et refusa de les laisser partir. Plusieurs mois plus tard, il annonça au Sultan qu’il avait relâché les enfants d’Isaac pour mettre fin aux accusations fallacieuses de la communauté juive à son égard [34>. Le Sharif d’Iligh reconnut à cette occasion que, soumis à des pressions étrangères, le Sultan était désormais le garant de la dhimma (protection) des Juifs du Sous.

De même qu’on a tendance à considérer les relations judéo-musulmanes comme étant le reflet des relations entre le Sultan et ses sujets Juifs, on a aussi tendance à considérer les relations judéo-berbères comme étant l’extension des relations entre les chefs de tribus et leurs protégés juifs. Autant qu’on puisse en projeter le sens dans le passé, les études récentes sur Iligh et sur les Juifs d’Iligh montrent que les liens sociaux entre Juifs et Arabes d’Iligh étaient très étroits, peut-être plus étroits que l’impression qu’en laisse le tableau des relations entre le Sharif et la communauté juive. Il ressort des conversations effectuées en 1980 qu’il les avait souvent fréquentés. Il nous a montré un manuscrit qu’il avait écrit lui-même sur la communauté juive. Il y mentionne en tout début de texte que les Juifs vivant à Iligh ont quitté " notre pays (ou village) pour se diriger vers leur pays " kharaju min baladina ila baladihim, et recense ensuite chaque individu de la communauté, par son nom, sur huit pages, non seulement les chefs de famille, mais aussi leurs femmes et leur enfants. Il poursuit en décrivant les coutumes des Juifs, puis signale " leur knesset, qui s’appelle sla ", et indique par leurs noms les fêtes juives : Pessah, Souccot, Yom Kippour et Hanouka [35>, les prières quotidiennes qu’il appelle cArbit (Macariv), Sahrit (shahrit) et Milha (minha), et au moment de la [nouvelle> année, écrit-il, ils font des prières appelées slihot, pour lesquelles ils doivent se lever au milieu de la nuit. Le Faqih nous a également raconté qu’il écrivait des amulettes pour les Juifs. Les Juifs d’Iligh interviewés à Casablanca et en Israël nous ont confirmé l’étroitesse de leurs liens sociaux avec les Musulmans, tout en refusant d’admettre que le Faqih leur fournissait des amulettes. Ainsi donc, à la suite de l’exemple de cette seule communauté juive, nous pouvons affirmer que les relations judéo-musulmanes étaient loin d’être statiques et inchangées.

Le colonialisme et la question judéo-berbère
La politique coloniale française à l’égard des Berbères, telle qu’elle a été développée sous Lyautey avant d’atteindre son point culminant en 1930, avec la publication du Dahir berbère visant à séparer les Berbères des Arabes, reposait sur plusieurs stéréotypes. En premier lieu, celui de la résistance des Berbères indigènes du Maroc aux Arabes puis à toute forme d’autorité centrale, préservant jalousement leur liberté, leur individualisme et leurs institutions démocratiques. Deuxièmement, les Berbères n’auraient adopté que superficiellement l’Islam, conservant intactes ou presque leurs coutumes, leurs croyances et leurs superstitions pré-islamiques. Par conséquent, ils auraient résisté à l’application de la Sharia, maintenant farouchement leurs lois coutumières. Faute de respecter l’autorité suprême du Amir al-Mu’minin, les Berbères auraient " produit " leurs propres chefs marabouts. Le culte des saints, répandu chez les Berbères, serait le vestige d’une pratique pré-islamique. Fortement influencées par ces idées, les autorités françaises ont cru que les anciennes zones siba pourraient être assimilées à la culture française afin d’empêcher les progrès de l’arabisation [36>.

Ces stéréotypes sur les Berbères furent d’une certaine façon reproduits à l’égard des Juifs vivant parmi les Berbères dont l’histoire, selon Slouschz, ne serait " que la quintessence de l’histoire des Berbères ". D’après lui, c’est " dans le blad es-siba, dans les qsour algériens et tripolitains, demeurés jusqu’ici inaccessible à l’infiltration européenne, qu’on peut retrouver le Judéo-Berbère dans un état à peu près semblable à celui des maghrabia tels que nous les représentent les littératures juives et arabe du Moyen Age ". A l’exemple de la population berbère musulmane qui est superficiellement islamisée, ces Juifs berbères primitifs " du judaïsme ne connaissent presque rien ". Là où il y a des saints judéo-berbères pré-islamiques, on trouve ces populations anciennes [37>. Slouschz se fait l’écho du discours colonial sur les Berbères, quand il écrit que les Juifs de l’Atlas font montre " d’une bonne dose de liberté [38> ". La dichotomie excessive entre makhzen et siba, élaborée pendant la période coloniale, est reproduite par Slouschz les Juifs du bilad al-makhzen reçoivent la protection royale de la dhimma, alors que ceux du bilad al-siba reçoivent celle de Sayyid individuels. Ces stéréotypes attachés aux Juifs vivant parmi les Berbères ont perduré pendant toute la période coloniale, pour devenir partie intégrante des idées reçues sur le Maroc traditionnel que l’on rencontre reproduites dans de nombreux ouvrages.

Toutefois il ne s’agissait pas seulement de représentations de l’Autre telles qu’elles avaient cours chez les Européens. Les Juifs marocains eux-mêmes ont fini par intérioriser ces stéréotypes, en particulier ceux d’entre eux ayant reçu une éducation française. Les Juifs du Haut-Atlas, du Sous et du Sahara - régions que les Français ont mis du temps à contrôler - étaient considérés par les Juifs marocains des villes comme des marginaux. Le mythe des Juifs berbères répercuté par les maîtres de l’Alliance et par les chercheurs français était devenu la réalité pour les Juifs marocains eux-mêmes. Dans l’étude la plus détaillée sur les conditions de vie des Juifs du Sud marocain, publiée peu après l’indépendance et basée essentiellement sur les informations fournies par les directeurs des écoles de l’Alliance, Pierre Flamand explique comment la " mentalité " des Juifs autochtones originaires des régions berbères a été façonnée par le milieu berbère. D’après lui, les Juifs appelés Shleuh sont faciles à identifier du fait de leurs noms, de leurs traits physiques et leur mode de comportement qui leur sont très typiques : leurs coreligionnaires d’autres extractions reconnaissent les Juifs dits shleuh à leurs patronymes : Abergel, Abouzaglo, Amoch, Assouline, Chriqui, Harrus, Oiknine, etc., et à quelques traits physiologiques et caractériels sommaires : larges épaules, fortes poitrines, yeux vifs dans des visages à traits fermes et droits, esprit d’entreprise, acceptation de rudes besognes [39>.

L’épithète utilisé par les Juifs marocains pour désigner leurs coreligionnaires moins évolués, " fils de shleuh " avait une connotation péjorative. Répercutée chez Flamand cette image stéréotypique des Juifs ruraux s’est transportée en Israël par les immigrants juifs du Maroc et le terme shleuh est devenu synonyme de simplet en argot israélien.

Déjà à l’époque pré-coloniale, la migration des Juifs ruraux vers les villes a produit des clivages entre Judéo-berbères et Judéo-arabes. A Essaouira et à Marrakech, les Juifs " autochtones " se distinguaient de leurs coreligionnaires ruraux. Cependant une fois installés en ville, les Juifs berbères s’arabisaient et s’adaptaient à un environnement urbain plus civilisé [40>. Ce processus s’intensifia à l’époque coloniale, mais un certain nombre de Juifs vécurent dans leur région d’origine jusqu’à leur départ en Israël [41>. Par conséquent, les porte-parole de l’urbanisation et du progrès établirent une division hiérarchique entre les différents types de Juifs marocains que l’on retrouve souvent chez Slouschz et ses émules postérieurs. Ces différents types seraient les suivants Juifs hispanophones, à Tanger et dans les régions du Nord ; Juifs parlant français et arabe, sur la côte et dans les villes de l’intérieur ; groupe arabo-berbère du centre du pays ; groupe arabe et shleuh du sud ; Juifs arabophones du Sahara [42>. Les classifications postérieures adoptées par les chantres de l’occidentalisation, comme l’Alliance, ramenèrent ces divisions à quatre catégories essentielles hispanophones, francophones occidentalisés, arabophones et berbérophones.

Les divisions sociales, suivant le schéma tracé par Slouschz, correspondaient aux divisions entre : makhzen et siba, monde urbain / monde rural. Cette vision simpliste devait influencer un bon nombre de chercheurs ayant travaillé sur les Juifs marocains durant le Protectorat français [43>. Inventée ou réelle, elle influença pareillement la politique de l’organisation qui a marqué le plus la vie des Juifs marocains pendant le protectorat français : l’A.I.U et ses écoles qui distinguèrent entre les Juifs du bled, comme on appelait les Marocains ruraux, et ceux de la ville. Ces stéréotypes ont été intériorisés par les Juifs marocains eux-mêmes, qui considéraient les Juifs des régions parlant tashelhit spécialement ceux des montagnes de l’Atlas, comme des Shleuh primitifs, bien que ceux-ci aient eu généralement des conditions de vie plus saines que celle de leurs frères des mellah urbains. Pendant la période du Protectorat, des tensions très vives entre les différentes couches de la population, accompagnèrent l’arrivée de nombreux Juifs ruraux originaires de l’Atlas dans le mellah de Marrakech. Ce qui fit dire, en 1940, à un observateur vivant à Marrakech que les Juifs " étrangers ", d’origine espagnole qui étaient mieux éduqués, furent submergés par les Juifs berbères. Ces Juifs ruraux, pensait-on, " ne pratiquaient qu’un judaïsme très primitif approprié à leur mentalité. La culture de la Torah, l’observation de quelques rites extérieurs, l’aumône au rabbin de Palestine, le mépris et l’hostilité des populations qui l’entourent tels étaient les seuls liens qui les rattachaient à la famille d’Israël ". Ces Juifs berbères primitifs, une fois urbanisés, devinrent plus juifs. Mais " de ces origines surtout rustiques et montagnardes, le juif marrakchi semble avoir gardé quelque chose de farouche et de têtu. Parmi ces coreligionnaires marocains, c’est lui qui se rattache aujourd’hui avec le plus de force aux coutumes de ses ancêtres [45> ". Flamand, qui reprenait les idées de ses informateurs de l’Alliance, considérait que les traditions religieuses des Juifs du Sud avaient été contaminées par des influences " orientales ", déformées par un isolement millénaire des grands centres du judaïsme mondial, assimilant et intégrant concepts et symboles de l’Islam, ainsi que toutes sortes de rites païens tirant leurs sources d’un animisme agraire chargé de pratiques superstitieuses. Les Juifs restés dans les régions berbères, de plus en plus isolés du reste du pays au fur et à mesure que s’intensifiait l’urbanisation, étaient plus marginalisés encore, et cela d’autant plus que l’émigration les privait de leurs meilleurs éléments [47>. Le fossé entre ceux qui restaient dans les campagnes, parmi les Berbères, et ceux vivant en ville était plus profond que jamais : " entre le Juif espagnol ou oriental lettré érudit, urbain et le Juif berbère, fruste, primitif, attaché à son sol, l’opposition est saisissante [48> ".

Jeune femme en tenu traditionnelle, Tineghir, vallée du Todra, 1958
Ainsi, l’image du Juif berbère, " isolé du monde civilisé [49> ", descendant des tribus berbères autochtones et maintenant des coutumes primitives était parfaitement acceptée par la société coloniale. L’idée de trouver des Juifs shleuh a guidé initialement mes recherches dans le Sous. Une des questions à laquelle je voulais répondre était de savoir jusqu’à quel point les Juifs de l’Atlas et de l’Anti-Atlas utilisaient le berbère dans l’enseignement pour expliquer et traduire les textes religieux, ou pour réciter certaines prières seulement [50>. La question fut posée déjà par Galand et Zafrani avec la publication de la Haggada de Pessah de la communauté juive de Tinrhir, basée sur un texte oral en tamazight. Cette Haggada berbère a toutefois soulevé plus de questions qu’elle n’a apporté de réponses. Le paysage linguistique de la communauté juive, comme le souligne Zafrani, n’est pas net. La question de l’usage du berbère par cette communauté et par d’autres communautés judéo-berbères à des fins liturgiques est loin d’être élucidée.

Certaines preuves linguistiques semblent démontrer l’existence, au XXe siècle, de communautés juives éparses berbérophones. Certains chercheurs estiment que ce phénomène était beaucoup plus étendu que je ne le considérais moi-même. Des recherches récentes effectuées en Israël parmi les Juifs originaires de régions berbérophones m’ont confirmé cependant que très peu de communautés parlaient berbère à la maison avant la seconde guerre mondiale [51>. Peu d’observateurs des périodes antérieures se sont penchés sur la géographie linguistique juive du Maroc rural. Exception faite de Foucauld qui affirme : " les Israélites du Maroc parlent l’arabe. Dans les contrées où le tamazight est en usage, ils le savent aussi ; en certains points le tamazight leur est plus familier que l’arabe, mais nulle part ce dernier idiome ne leur est inconnu [52> ". Foucauld se réfère-t-il aux deux dialectes du Moyen-Atlas, le tamazight et le tashelhit ? Ce n’est pas clair. Mais ses observations datant de la fin du XIXe siècle, selon lesquelles la plupart des Juifs des régions berbérophones connaissaient aussi bien le berbère que l’arabe et que dans certains endroits le berbère était mieux connu que l’arabe, semblent plausibles. Il s’avère par ailleurs que nombre de communautés importantes du Sous et du Haut-Atlas étaient arabophones même si la plupart des Juifs y parlaient aussi le berbère [53>. C’était le cas d’Iligh dont les habitants juifs parlaient l’arabe. Bien qu’on connaisse mal leur passé lointain, les documents écrits montrent que le judéo-arabe était leur langue de culture, du moins depuis le début du XIXe siècle. L’hébreu aussi était connu de l’élite culturelle, mais il n’y a nulle part trace du judéo-berbère, ni dans les textes écrits, ni dans la tradition orale. On n’a retrouvé aucune tradition indiquant que le berbère était utilisé dans l’enseignement, dans la lecture de textes religieux ou dans la récitation des prières.

S’agissant encore de la communauté juive d’Iligh, ce qui est frappant dans son histoire relativement courte - moins de 400 ans - c’est son cosmopolitisme et son ouverture relative sur le monde. Ainsi, ses habitants eurent vent, au début du XVIIe siècle, de l’avènement de Shabtai Tzvi [54>.

Iligh fut détruite par Moulay Rashid en 1670, mais retrouva sa position politique à la fin du XVIIIe siècle sous Sidi Hashim. En 1815, Sidi Hashim est ainsi décrit : " un homme entre 50 et 60 ans, possédant une grande richesse et un grand pouvoir ; il est très rusé et très brave mais rapace et cruel ; il a sous ses ordres 15 000 cavaliers des mieux armés... Toutes les caravanes qui traversent le désert... jugent nécessaire de s’assurer son amitié et sa protection par des présents. Entre ce chef et l’empereur du Maroc existent la plus implacable des haines et une jalousie continuelle qui, il y a quelques années, a éclaté en guerre ouverte [55> ". Assurément le chiffre de 15 000 soldats est exagéré, car un marin naufragé qui fut détenu pendant un certain temps dans l’Oued Noun parle de 600 Arabes " montés " seulement sillonnant le pays [56>. Mais les observateurs contemporains évoquent la puissance politique d’Hashim et le rôle prépondérant d’Iligh dans le commerce transsaharien. Grâce à ses commerçants juifs, Iligh était reliée à l’Europe par le port d’Essaouira [57>. Il n’y avait pas que les marchandises et les commerçants qui arrivaient du littoral à lligh. Des émissaires de Palestine, comme Haim Joseph Masliah, en 1817, passèrent également par Iligh [58>, ainsi que des marins européens naufragés sur la côte et tenus en otage à Iligh. Grâce à leurs relations avec le port d’Essaouira, les Juifs d’Iligh servaient d’intermédiaires pour le rachat et la restitution de ces captifs aux consulats européens installés dans cette ville [59>.

Avec le déclin du commerce transsaharien et la ruine d’Essaouira comme port international à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, Iligh cessa d’être un centre de commerce international. Ceci porta atteinte à la communauté juive locale dont les relations avec le monde extérieur s’amenuisèrent. Cette situation s’aggrava davantage encore pendant la période coloniale et jusqu’à la seconde Guerre mondiale. Après la guerre, l’Alliance commença à développer son réseau des " écoles de bled ". Dans l’optique de ses dirigeants, cette expansion à l’intérieur du " vrai bled " devait englober les " villages isolés des vallées de l’Atlas, du grand Sud et des oasis pré-sahariennes [60> ". C’est donc vers la fin du Protectorat français qu’Iligh devait attirer l’attention de l’Alliance qui y créa sa première école en 1954 [61>, aussitôt fermée avec le départ de la communauté quelques années plus tard. Pour marquer l’ouverture de l’école, on tourna un film : " Ils seront des hommes ". Lors de la projection du film, Jules Brunschvig, le vice-président de l’Alliance, proclama : " l’École tirera ces populations de leur misère [62> ". Un délégué de l’Alliance, en visite à Iligh, mentionna l’école comme " ’héroïne si l’on peut dire, du récent film de l’Alliance, et qui le mérite si bien [63> ". Toutefois, après l’indépendance du Maroc, l’idée de perpétuer les communautés juives des petits mellah du Sud marocain fut rapidement abandonnée, les dirigeants du judaïsme marocain ne pouvant faire grand-chose pour relever ces communautés rurales du Sud, pensant que celles-ci seraient mieux en Israël. " J’ai vidé les mellah ", me dit un membre important de la communauté en 1981.

Iligh était considérée comme éloignée du monde civilisé tant par les Juifs urbains que par l’Alliance. Sa communauté qui s’installa en Israël, entre la fin des années 1950 et le début des années 1960, n’était pas aussi éloignée du monde juif, comme les hommes de l’Alliance se l’imaginaient. Mais avant leur départ, les Juifs d’lligh ont enterré dans la vieille synagogue de leur localité une Geniza que j’ai fouillée en 1981. Malheureusement, presque tout son contenu était en décomposition à cause de l’humidité du sol. Il en restait quelques fragments datant de la période précédant le départ des Juifs. Des textes religieux, des livres de prières ainsi que des fragments de lettres et de livres de comptes en judéo-arabe. Certains fragments révélaient que quelques livres de prières en usage à lligh avaient été publiés en Pologne. Contrairement à l’idée prévalant en Israël, selon laquelle les Juifs de cette contrée étaient totalement ignorants du sionisme politique, la Geniza d’lligh nous a apporté la preuve de la diffusion de textes hébreux modernes et de pamphlets sionistes.

La recherche sur les Juifs vivant parmi les Berbères reste encore à faire et nous sommes conscients des lacunes qui restent à combler. Ce que j’ai essayé de montrer dans cette étude est que notre savoir sur les Juifs ruraux du Maroc reste largement tributaire des stéréotypes sur le Juif berbère, stéréotypes acceptés aussi bien par le colonisateur et que par les colonisés - reflétant les divisions internes existant au sein des communautés juives du Maroc sous le protectorat. Ces divisions ont été entretenues en Israël du fait de la pérennité des mythes concernant les Juifs berbères.

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