Dans les rues de Paris, comme à Villiers-le-Bel ou à Clichy-sous-Bois, on vient le saluer, l’encourager, le serrer dans les bras. "Hé, Yassine. Attends." C’est un grand Black, costume de jeune-de-banlieue-qui-n’a-peur-de-personne, qui l’interpelle. "C’est bien ce que tu fais. T’arrête pas. Te laisse pas faire." Une accolade, une tape dans le dos : "On a besoin de toi." Yassine Belattar, gueule d’ange de 26 ans, est un des rares porte-voix des territoires d’outre-périphérique. Humoriste et animateur sur Générations 88.2, la radio la plus influente dans les quartiers d’Ile-de-France, il murmure à l’oreille des cités comme personne.
Pendant les émeutes des banlieues en 2005, il accueillait ses auditeurs en leur lançant : "Emeutier, émeutière, pense à ta mère." Aujourd’hui, avec Thomas Barbazan, l’autre animateur vedette de la radio, il a inventé son "Good morning Vietnam" avec un "Cartes d’identité, cartes de séjour, bonjour !", qui sert de jingle officieux de la matinale. Quatre heures d’émission quotidienne, de 6 à 10 heures, ponctuées de musique, de débats, de blagues et d’un peu d’infos. Une libre antenne écoutée par près de 100 000 auditeurs réguliers, qui ont l’habitude d’intervenir.
Sur le ton apparent de la franche rigolade, la bande à Belattar y parle depuis trois ans des sujets les plus graves. De l’image des banlieues dans la société. Des rapports entre habitants et policiers. De la "chasse aux sans-papiers". Et de politique, le sujet phare, récurrent, omniprésent. Lors des élections municipales, la radio a soutenu des listes indépendantes issues des quartiers. Pour la présidentielle, la matinale avait accueilli un concours improvisé : RTT, comme "République tout terrain", pour récompenser la ville qui connaîtrait le plus fort afflux d’inscrits sur les listes. "On voulait passer du concours des voitures brûlées au concours des listes électorales", raconte l’animateur.
Ecouté, respecté par les "grands frères" comme par les gamins qui "tiennent les murs", Yassine Belattar est une éponge qui capte les humeurs des quartiers, leurs tensions, leurs émotions. Côté abrasif, il a fait de l’humour une arme politique pour fustiger les différentes facettes de Nicolas Sarkozy. Comme sur l’immigration, qu’il résume d’un lapidaire : "Hortefeux n’a pas pris une ride depuis Vichy." Mais, sur le fond, il manie l’argumentaire comme un ancien de Sciences Po. "Son sens de l’humour tape là où ça fait mal. Il a su donner la parole à ceux qui ne l’ont pas", relève le porte-parole de la LCR, Olivier Besancenot, un de ses auditeurs réguliers.
Les émeutes de Villiers-le-Bel, en novembre 2007, marquent un tournant dans sa carrière. Grâce à ses connexions dans la cité, il récupère une vidéo qui contredit une partie de l’argumentaire policier sur les conditions de l’accident. Yassine Belattar est sollicité par des dizaines de journalistes. Il est invité sur les plateaux de Marc-Olivier Fogiel, de Paul Amar et de Michel Denisot. Face à lui, les politiques peinent, les syndicalistes policiers ne trouvent plus leurs mots. "On avait enfin quelqu’un qui s’exprimait correctement. Quelqu’un capable de dire que les jeunes de banlieue ne veulent pas des stades de foot ou de basket !" relève Omar Dawson, responsable associatif à Grigny (Essonne). Il y acquiert une légitimité encore plus forte. La figure de celui qui contredit la version officielle en s’exprimant posément.
Yassine Belattar a l’avantage de ne pas être un débutant. En 2006, son sens de la repartie avait déjà attiré l’oeil des patrons de Canal+. La direction l’avait mis à l’essai comme chroniqueur dans l’émission de Pascale Clark, "En aparté". "Il s’est imposé très vite, se souvient l’animatrice. Il n’avait pas peur et y allait au bazooka - mais il s’arrêtait toujours à temps." L’interruption de l’émission, faute d’audience, met fin à son contrat, un an plus tard. Mais l’expérience lui a permis de se durcir le cuir : "Il est très malin. Il a très bien saisi comment fonctionne le bazar médiatique", commente Pascale Clark.
Un apprentissage sur le tas. Yassine Belattar est entré dans la carrière par la porte des radios locales. Dès l’âge de 10 ans, sur une petite antenne des Yvelines. "Je suis entré en auto-éducation. Ce que je n’ai pas appris à l’école parce que j’étais un mauvais élève, je l’ai découvert en travaillant en radio", dit-il. Il n’a pas de diplôme, pas de contacts, mais une furieuse envie de "monter sur Paris".
A 20 ans, il envoie les cassettes de ses sketches et chroniques à des radios parisiennes dans l’espoir de se faire embaucher. Pas de place. Il s’accroche, travaille ses textes, relit Desproges et Coluche et, à force d’insister, finit par obtenir une chronique des plus modestes sur Générations le matin. Lever à 4 h 30, tous les jours, pour donner l’horoscope, le programme télé et quelques brèves. "C’est comme dans une salle de boxe. Tu te construis pas à pas pendant des années."
Le paradoxe, c’est que Yassine Belattar est un porte-drapeau qui n’a jamais vécu en "banlieue". Du moins dans les quartiers "sensibles". Il a grandi à L’Etang-la-Ville, à côté de Saint-Germain-en-Laye (Yvelines), une terre d’ISF plus que de RMI. Ses parents, arrivés du Maroc dans les années 1970, avaient souhaité protéger leurs enfants des mauvaises rencontres en vivant loin des cités. "Je ne voulais pas qu’ils fréquentent n’importe qui", raconte son père, Mohamed, 57 ans, mécanicien devenu chauffeur de taxi, un brin chagriné de constater que son fils se fasse parfois l’avocat de jeunes "indéfendables".
Une éducation stricte. Le respect des règles. Et la volonté d’être des Français comme les autres. "La question de l’intégration ne s’est jamais posée pour moi, explique l’humoriste. Mon grand-père a combattu dix-sept ans dans l’armée française, j’ai un grand oncle qui a été tué par les Allemands, un autre qui a été fait prisonnier." La certitude d’être français s’est matérialisée en 1995 lors du décès d’un de ses frères. Avec ses parents, ils décident de l’enterrer à L’Etang-la-Ville et non au Maroc. Mieux qu’un certificat de nationalité : "Ça a été un choc émotionnel et un tournant. Parce qu’on enterre les siens dans son pays."
Dès lors, lui n’a jamais porté la problématique de l’identité. Dans un univers de "ghetto" où les signes d’appartenance servent de carte de visite, il a choisi d’assumer sa banalité de Français. Pas de tenue "banlieue". Un appartement dans le "boboland" du 20e arrondissement. Une femme originaire de l’Aveyron. En toute logique, son modèle n’est pas Jamel Debbouze, pas assez engagé, trop communautaire dans son humour, mais plutôt Michael Moore, un Américain qui se moque des Américains. Comme lui, il espère sortir un documentaire au cinéma fin 2008, Souriez, vous êtes Villiers. Ou comment les médias maltraitent la banlieue.
Source : Le Monde - Luc Bronner
Ces articles devraient vous intéresser :