Sophia Aram à l’école de l’humour noir

7 mars 2008 - 10h57 - Culture - Ecrit par : L.A

Un culot monstre mais pas d’ego. Telles sont, à l’évidence, les qualités de Sophia Aram, survoltée sur scène, posée dans la vie. "Elle peut dîner avec des gens et ne jamais glisser qu’elle est comédienne. Elle s’efface", observe Benoît Cambillard, son compagnon et le coauteur de son one-woman-show Du plomb dans la tête. Le premier d’une humoriste de 34 ans qui a, longtemps, jugé "immodeste" de se lancer dans une carrière artistique. Trop tard. Il faudra désormais compter sur elle.

Avec Florence Foresti, Julie Ferrier, Rachida Khalil, Sophia Aram appartient à cette génération de trentenaires arrivées après Valérie Lemercier, Charlotte de Turckheim, Muriel Robin, Anne Roumanoff qui fête cette année ses vingt ans de carrière. S’affranchissant du désir de plaire, de la peur de déplaire, ces drôles de dames assument tout : séduction et ridicule, traits d’esprit et vacheries rosses. Elles interprètent sans complexes personnages masculins et féminins et font montre d’une étonnante plasticité dans la métamorphose.

Un port de tête, une gestuelle idoine, un changement de coiffure - queue de cheval ou mèche devant les yeux - suffisent à Sophia Aram pour se transformer à vue sur les planches : ado, dirlo revêche, psy glamour, mère schizophrène... En tout une farandole de neuf personnages qui la fait glisser de l’humour noir au ridicule, du loufoque à l’émotion.

Le titre de son spectacle n’est pas à prendre au sens figuré. Il désigne la balle que se tire une institutrice dévouée de moyenne section, soumise à la pression des parents d’élèves, humiliée par leurs réflexions, accaparée par des collègues envahissantes. Sophia Aram transforme son public en une cellule de soutien psychologique à la suite de ce suicide. Aiguisé par ses observations consignées pendant les quatre ans où elle fut surveillante et sa situation de mère d’un garçon âgé de 10 ans, le trait est forcé, mais pas loin d’une certaine réalité de la vie scolaire.

D’ailleurs, après la petite scène parisienne du Théâtre de Dix-Heures, les profs affluent au Trévise où la comédienne se produit jusqu’à la fin mars, surtout les mardis soir, "parce que le lendemain, y a pas école", s’amuse Sophia. Dans l’histoire de l’humour, le système scolaire a toujours eu une place de choix. Grands classiques, la dénonciation par l’absurde, la dévalorisation des diplômes, le mauvais élève qui, à sa majorité, est toujours en primaire et les entretiens avec les conseillers d’orientation, censés refléter l’ascenseur social en panne. Rarement le surmenage des enseignants.

Si l’école est au coeur du spectacle de Sophia Aram, c’est elle aussi qui a changé sa vie. Enfance heureuse en HLM à Trappes (Yvelines) au sein d’une fratrie de six enfants, élevés par une mère aide-éducatrice et un père cuisinier en entreprise, tous deux originaires du Maroc. "Mon père est du Sahara et mes cousines là-bas sont bergères et vont chercher l’eau au puits." Enfance studieuse aussi, genre première de la classe et jeunesse intello. "J’en avais fait une affaire d’honneur et de principe d’être cultivée, de connaître toutes les capitales du monde, de faire des grandes phrases, au point de ne jamais être moi-même, légère."

En 5e, au collège Youri-Gagarine, elle connaissait tous les films de Fellini. Son père, qui avait fait l’école coranique au Maroc, était fier mais il disait à ses enfants qu’ils travaillaient pour eux et qu’ils ne devaient pas faire de vagues. Ses deux soeurs ont réussi dans des voies très diverses, Zakia gère des portefeuilles boursiers, Leïla est directrice des ventes de la maison de couture Olivier Lapidus.

Sophia découvre le théâtre au lycée La Plaine-de-Neauphle à Trappes. Atypique par sa mixité sociale, cet établissement draine dans la commune défavorisée des élèves des villes bourgeoises avoisinantes, les enfants des CSP d’Elancourt et du Mesnil-Saint-Denis. "En seconde, nous étions deux Maghrébines dans la classe. J’ai fait la connaissance de camarades bronzés parce qu’ils revenaient de l’île Maurice. J’ai cessé de fantasmer sur ce milieu et eux sur le mien."

Au lycée, elle découvre des enseignants communistes, très militants, prompts à organiser des discussions politiques. "Ils nous considéraient comme des jeunes adultes. Nous disposions d’une liberté folle mais régulée, se souvient Sophia. Le taux de réussite n’en a pas pâti." Tout l’établissement adopte comme projet pédagogique l’improvisation théâtrale. Fondée sur des règles et un arbitrage qui s’inspirent de ceux du hockey sur glace, cette discipline combine sport et art dramatique et se pratique en équipe mixte. Des heures de cours sont libérées et toutes les classes participent.

Sur scène, Sophia Aram se découvre décomplexée. Le week-end, elle dispute des tournois. C’est là qu’elle fait la connaissance d’un cancre, prédélinquant, de trois ans son cadet, un certain Jamel Debbouze, entré lui aussi à la Ligue d’improvisation. A 17 ans, Sophia joue en juillet 1991 au Festival d’Avignon dans le off. L’été suivant, la voilà au Mondial d’improvisation au Québec. Talentueuse, systématiquement sollicitée, elle glane des récompenses, enchaîne les matches et sillonne la France.

"J’ai le sentiment, avec le recul, d’avoir vécu une expérience unique, très originale dans ma vie." Jamel, bourré de tchatche et d’énergie, est plus médiatique. Elle, sa coéquipière, avec ses petites lunettes, sa discrétion, le côté raisonneur qu’elle a gardé, ses parents salariés, "ne collait pas du tout à l’image misérabiliste de la banlieue", confirme Benoît Cambillard qui l’a connue à 16 ans. Droguée à l’info, passionnée de radio, Sophia Aram rêvait du reste, à l’époque d’être journaliste. Titulaire d’une maîtrise d’arabe, elle entendait vaguement faire valoir sa spécialisation aux patrons de presse.

Elle met fin aux matches d’impro lors de sa grossesse en 1998. Elle, fille de musulmans, lui fils de protestants ne voulaient appeler leur enfant ni Pierre ni Medhi. Ils optent pour le prénom hébreu Chaïm, littéralement "la vie". Celle de Sophia est à un tournant. Hormis quelques pubs au Maroc et le rôle principal du Dragon, d’Evgueni Schwartz, dans une salle de Trappes, sa carrière d’actrice tourne court. "Pour les directeurs de casting, je n’étais pas assez typée comme beurette mais je l’étais trop pour des rôles de Française."

Sophia Aram se reconvertit alors dans l’écriture pour la télévision, elle invente des saynètes et répliques pour plusieurs sitcoms dont "Caméra café" (M6), participe à des émissions sur Comédie !, fait la potiche dans "Les Enfants de la télé". Aujourd’hui, elle continue à rédiger les lancements de plusieurs jeux et divertissements destinés aux enfants. Et envisage déjà un deuxième spectacle solo sur la religion, des pasteurs baptistes et des imams de banlieue. Toujours l’humour noir, c’est sa griffe. Acérée.

Source : Le Monde - Macha Séry

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