Nass El Ghiwane

17 août 2005 - 14h56 - Chanteurs Marocains - Ecrit par :

Nass El ghiwane ne peuvent être confinés aux personnes qui formaient ce groupe mythique. La pratique des ghiwanes est une coutume ancestrale qui conférait à des gens connus pour leur probité et leur modestie la faculté de décrire par le chant et la parole la vie quotidienne, les problèmes et entraves de leurs semblables. Ces troubadours, de douars en douars, transmettaient leur savoir par l’entremise de la poésie, du chant et du jeu théâtral.

Considérée comme révolutionnaire ou comme phénomène de société, la formation mythique que Martin Scorsese, le réalisateur americain, a décrite comme les Rolling Stones de l’Afrique continue à produire après presque 30 ans d’existence. Le groupe continue à émouvoir aussi bien les nostalgiques qu’une tranche appréciable des jeunes. Dignité , humilité, talent à l’état brut. Histoire d’un mythe.

Au début des années 60,, un quartier de Casablanca, Hay Mohammadi, haut lieu de la résistance marocaine , enfantera les cinq garcons qui vont révolutionner le champ artistique marocain. Omar Sayed et Boujemâa -dit Boujemiî- habitaient Derb Moulay Cherif, Larbi Batma était issu du kariane Jdid, et cette proximité culturelle et affective a été le ciment de ce groupe. Ils ont débuté leur carrière dans la maison de jeunes du Hay non loin du café Essaâda que Larbi Batma évoque comme le fief de la formation dans son autobiographie "arrahil". Ils rejoigent ensuite la troupe de Tayeb Saddiki et introduisent dans son répertoire dramatique des chansons telle la mythique "qittati Essaghira".

L’idée de créer un groupe a germé dans l’esprit de Larbi Batma et de Boujemiî lors d’une tournée théâtrale en France dans une volonté de perpétuer ce que leurs ancêtres ont transmis de génération en génération. Le premier Show eut lieu à Casablanca dans le restaurant le Nautilus à Ain Diab. Mais la consécration aura lieu au théâtre Mohammed V à Rabat en 1971. Les spectateurs étaient ravis, car emportés par le rythme et enthousiasmés par des textes qui les touchaient directement. Tout le monde sentait cette opposition symbolique entre deux genres de chansons : l’une conventionnelle et statique, l’autre militante et prometteuse. Les nouvelles chansons de Nass El Ghiwane avaient pour titres : "Çiniya", "Ya bani l insân", "Ahl el hal".. Par son approche insolite, le groupe Nass El Ghiwane s’inscrivait d’emblée dans un mouvement de réaction contre la "chanson âsriya" qui languissait dans d’interminables plaintes d’amour et ennuyait par son caractère relativement figé ; et s’attache à créer un ton véhément en parfaite osmose avec les nouveaux textes.

Nass El Ghiwane ne pouvaient soupçonner ce que leur prestation allait réveiller en un public avide de renouveau à l’aube des années 70, années difficiles sur le plan social et politique. Nass El Ghiwane, par leurs habits de scène, par les instruments traditionnels utilisés, et par leur touchante faculté à saisir le malaises ambiants, communièrent avec le public. Ils devinrent par la suite la voix des opprimés, des contestataires étudiants mais aussi d’une certaine intelligentsia de gauche. A une époque où une simple déclaration conduisait au cachot, Nass El Ghiwane dénoncaient via leurs chants les responsables corrompus. Dans le champ culturel, ils ont adopté un rapport non traditionnel avec la tradition et accompli en fait une "rupture épistémologique" comme le souligne le chercheur et passionné du groupe Mokhtar Zagzoule. C’est la raison pour laquelle ils ont eu un public spécifique (ghiwani) au-delà des fans au sens classique du terme.

L’idée était simple : il fallait réquisitionner le patrimoine pour créer des textes portant sur des questions de société. Il fallait ensuite écrire des textes "engagés" en dépassant le cadre local. Sur le plan musical, le groupe composé de cinq garçons s’est révélé rapidement plus efficient qu’un orchestre nombreux et, disons-le, franchement passif. De même, les phrases musicales sont simples et faciles à répéter, car elles se réfèrent à des schémas connus du public. Ils ont fait la synthèse musicale entre le style ’arûbi de Boujmiî et le gnâwi d’Abderrahman Kirouj (dit Paco) ; le tout associé à des rythmes vigoureux invitant à la transe salvatrice, imprégnés d’un souci mélodique certain. Nass El Ghiwane retrouvent ainsi le chemin du mysticisme tragique et révolté, ils développent le souvenir et forcent l’inspiration à partir de la hadra et du hâl, un hâl désacralisé et porté en-dehors de la zaouia vers la scène afin d’embrasser d’autres thèmes sociaux et politiques.

Le processus contradictoire qui, à la fois intègre la musique populaire et s’en démarque a eu pour conséquence l’amalgame des thèmes, des combinaisons rythmiques et mélodiques, et surtout la réunion d’instruments venus de traditions différentes : on n’avait jamais vu auparavant le guenbri gnawi côtoyer le harraz hamdûshi, la tbila des ’Aïssawa, le bendir des chanteurs populaires, et même le banjo ou la mandoline au son métallique. La mélodie puise aussi bien dans le melhoun ou dans le répertoire profane de la campagne que dans les chants des confréries. Cependant, on remarque une nette attirance de Nass El Ghiwane vers les gnaoua (exemple "Ghir khodouni") et les dikr ’aïssawa (exemple "Allah ya moulana"). Le melhoun est surtout sollicité dans les chansons s’inspirant soit d’un personnage populaire (tel Sidi Qaddûr Al Alami), soit d’un thème pouvant être réinterprété dans le présent (A sbhân Allah d’Al-muwaqqit), soit des quatrains du soufi itinérant, Sidi Abderrahmân al-Majdûb. Le dikr ’aïssawi apparaît dans les chants comme "Allah ya mulâna", tandis que le répertoire du village est représenté par "Çiniya", "Hallab", "Sidi Lahmami", etc. Enfin des compositions originales dépassent le cadre local : c’est le cas de "Ya bani l insân" qui est un véritable appel à la fraternité humaine. Le hawzi de "Allam laqbila mât" est à la fois émouvant et élaboré.

Les succès du "genre" Nass El Ghiwane n’était pas limité au Maroc, mais s’étendit au-delà des frontières, notamment dans les pays du Maghreb voisin. De récentes recherches sur le mouvement Rai en Algérie a même démontré l’influence de Nass El Ghiwane dans la naissance de la chanson Rai à Oran. De même,des groupes nés en Tunisie et en Libye ont puisé leurs sources d’inspiration dans le répertoire ghiwanien. (cf. El Mezdaouiya dans les années 80 en Libye).

Dans la décennie 80, on a assisté à l’enlisement progressif de la chanson marocaine façon Nass El Ghiwane. Après une volonté sincère de rénovation musicale, elle s’est répétée, alors que les nouveaux groupes censés dynamiser le paysage musical sont largement en-deçà de leurs aînés du début des années 70. Cette situation est tributaire des mutations sociologiques et démographiques qui ont vite tempéré l’ardeur de la nouvelle chanson et de son public.

Après quelques décennies, le groupe existe encore pourtant que de crises ont jalonné le parcours ! L’une des chansons tire augure de cette situation ("Daqqa tab’â daqqa", Coup après coup...) et à trois reprises au moins le groupe a été menacé de dislocation : d’abord à la mort de Boujemaâ (dit Boujmiî) le 26 octobre 1974 ; ensuite pendant la maladie et la mort de Batma en 1997 et enfin après le départ fracassant de Abderrahman Kirouj la même année. Des premiers Nass El Ghiwane restent les deux vétérans Omar Sayed et Allal Yaâla : Omar le modérateur a acquis suffisamment d’expérience pour sauver le groupe et le remettre à chaque fois sur les rails ; Allal est la force tranquille qui cache un caractère difficile, il est pourtant le musicien averti qui n’hésite pas, quand il le faut, à participer à une joute rythmique ; Rachid Batma (le frère de Larbi) a prouvé qu’il n’est pas ici par complaisance mais à cause d’un formidable sens du rythme et pour des qualités vocales certaines ; Rédouane, la dernière recrue, a certes appris à domestiquer le hajhouj, mais il a encore sur les épaules la pesanteur de l’image laissée par Abderrahman Paco. Il est vrai que le groupe se renouvelle autour de Omar et Allal, en tentant une recherche des rythmes et des textes, mais tout le monde est conscient que les choix sont limités car il existe une sonorité Nass El Ghiwane telle une empreinte spécifique mais aussi réductrice ; alors comment se rénover sans la trahir ?

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