Pourquoi Marx, en prédisant que la révolution sociale triompherait d’abord en Europe de l’Ouest (lire notamment ses lettres à Engels) s’est-il trompé ? Parce qu’il ne connaissait pas l’« anthropologie des structures familiales ». Il aurait alors peut-être deviné que le communisme n’avait de chance de l’emporter que dans une société marquée par un type familial particulier, paysan, autoritaire, égalitaire : la « famille communautaire exogame ». Telle est, très rapidement résumé, le propos qu’Emmanuel Todd, historien, anthropologue et démographe, développa, il y a plus d’une vingtaine d’années, dans ses premiers écrits. Lorsqu’on se demande pourquoi le capitalisme libéral est apparu dans les pays anglo-saxons, le communisme en Russie et en Chine..., la tentation est grande de voir dans ces systèmes économiques la réalisation d’« archétypes » culturels, d’un « Volkgeist » (esprit du peuple), voire d’un (incertain) génie national. Si la science se refugie dans ces abstractions, c’est qu’elle ignore généralement une donnée fondamentale : l’anthropologie. Pour Emmanuel Todd, les idéologies politiques et religieuses ne sont que le « reflet » de structures anthropologiques, en particulier familiales. Ainsi est-il amené à distinguer quatre grands « types » de familles : communautaire exogame, autoritaire, nucléaire égalitaire, et nucléaire absolue, ces deux dernières se définissant comme « individualistes », correspondant tous à des niveaux d’autoritarisme, de relations parents-enfants, de relations entre frères, de statuts de la femme différents.
Force de cette grille d’analyse, l’auteur a tracé une carte assez précise de ces types familiaux en Europe. Or, ce qui frappe à sa lecture, c’est la coïncidence entre les répartitions des différents types familiaux et la carte politique, économique, voire religieuse de l’Europe. Par exemple, il y aurait, pour Emmanuel Todd, un « rôle essentiel » difficilement contestable de la famille autoritaire dans la genèse du nazisme. Un type familial que l’on retrouve en Allemagne, en Autriche, dans l’ex-Tchécoslovaquie. Inversement, les structures familiales individualistes qui existent dans la plupart des pays anglo-saxons sont incapables de « sécréter », affirme l’auteur, des systèmes sociaux totalitaires.
Qu’en est-il de la transformation de la famille et des perspectives de l’islamisme au Maroc ? E. Todd vient de livrer, avec Y. Courbage, une étude riche en enseignements. Le Maroc appartient à l’ensemble du monde arabo-musulman, mais son schéma démographique est différent de ceux du Proche-Orient. La baisse de la fécondité marocaine a pris une décennie d’avance sur celle de la plupart des pays arabes. Le déclenchement précoce de la transition au Maroc contredit la théorie démographique. Il est intervenu alors que le niveau de vie était faible, le pays profondément rural, la scolarisation peu répandue, l’analphabétisme féminin dominant. Le Maroc ne vérifie pas, non plus, le dogme que l’amélioration du statut de la femme est la condition sine qua non de la transition. Qu’est-ce qui explique cette transition atypique ? La douloureuse crise économique y a participé : le citoyen ne pouvait plus compter que sur ses ressources propres, et non sur celles d’un Etat redistributeur. Mais aussi bien d’autres facteurs : l’irruption de la femme dans le monde du travail, l’effet de la diaspora sur les changements culturels, l’ouverture par les langues, le rôle pionnier des hommes dans la transition démographique. Une trajectoire démographique qui montre que l’initiative du changement est partie de la société et non des politiques publiques. Une accumulation de facteurs économiques, culturels, sociaux, psychologiques, moraux a conduit au basculement du comportement démographique du Marocain et à sa perception des avantages de la famille restreinte.
En perspective, le Maroc est à la veille de récolter les bénéfices de la transition : diminution de la pression démographique sur le marché de l’emploi, recul de la propension des jeunes à émigrer, rapprochement des tailles des familles et réduction des inégalités de répartition du revenu, atténuation des différences régionales, montée des classes moyennes, avènement d’une société plus mûre pour la démocratie.
L’entrée dans la modernité comportera néanmoins quelques « déstabilisations », telles que l’érosion du modèle familial patriarcal, l’émergence des femmes dans la sphère publique et, enfin, la croissance du célibat, malgré une liberté individuelle accrue. « C’est au regard de ces évolutions que doivent s’analyser les phénomènes d’anxiété religieuse ou idéologique conjoncturels que l’on observe au Maroc et qui pourraient se traduire, à l’occasion des élections législatives de 2007, par une hausse relative du vote contestataire. » Telle est la conclusion de l’étude. A bon entendeur salut.
La vie éco - Larabi Jaïdi