Malaise dans la culture marocaine

18 octobre 2002 - 02h04 - Culture - Ecrit par :

Qu’en est-il de la culture marocaine trois ans après la nomination d’un premier ministre socialiste et après une année de règne de Mohammed VI

 ? La production culturelle traduit-elle les inquiétudes des citoyens, leurs contradictions, leurs angoisses, leurs aspirations ? Dit-elle avec justesse ce que sont les Marocains ? Rend-elle bien compte des troubles de la psychologie collective ? Atteste-t-elle d’avancées et d’audaces esthétiques significatives ?

Par ADIL HAJJI
Journaliste, ancien rédacteur en chef de la revue Kalima, Casablanca.

C’est généralement avec beaucoup de dépit et de sévérité que les observateurs de la vie culturelle au Maroc comparent l’époque actuelle à d’autres époques récentes. Les années 70, en particulier, constitueraient une sorte d’âge d’or. Pour le poète Abdallah Zrika, « comparée à la ferveur des années 70, l’atmosphère actuelle est plutôt morose. Lors de certains de mes récitals de poésie, avant mon incarcération, il y avait parfois plus de 3 000 auditeurs. C’était une époque extraordinaire. L’école Mohammedia d’ingénieurs, à Rabat, qui m’accueillait, était pleine d’étudiants passionnés, curieux, très engagés dans la défense et la promotion de la culture. Il n’y a rien de tel aujourd’hui. »

Années mythiques, marquées par les manifestes torrentiels de la revue Souffles, que dirigeait le poète Abdellatif Laâbi, l’activisme pédagogique des ciné-clubs conduits par Noureddine Saïl, le lyrisme « tellurique » de Mohamed Khaïr Eddine, les audaces picturales de l’école dite de Casablanca (Farid Belkahia, Mohamed Chebaa, etc.), le chant incantatoire de Nass El Ghiwane et le verbe zajalien (poésie dialectale) magnifique de Boujmii, le troubadour-poète du groupe.

Années mémorables, placées sous le signe de la contestation et de la solidarité. Années fiévreuses où, pleins d’un désir de révolution, on débattait à perdre haleine de la lutte des classes, de la Palestine, du Vietnam, de Cuba, de l’identité culturelle et de la décolonisation des esprits.

Années poétiques où le cinéaste Nabyl Lahlou, ce lutin génial et colérique, ficelait à tour de bras de petits chefs-d’oeuvre d’insolence inachevés. Années fécondes où la galerie l’Atelier, à Rabat, servait de lieu de ralliement à des peintres en quête d’eux-mêmes et de point de rencontre aux féministes de la première heure.

Années studieuses où, dans ce prestigieux laboratoire que fut Le Bulletin économique et social du Maroc, des intellectuels hors pair comme Paul Pascon, Abdelkébir Khatibi et Abdellah Hammoudi militaient en faveur du progrès et du développement économique. Années cruelles enfin pour la gauche et le rêve d’un monde trop radicalement fraternel, car avec elles reflueront pour plus de vingt ans l’enthousiasme et le courage.

Entre cet âge d’or supposé et les temps actuels, jugés, eux, passablement désenchantés, la récurrence de la comparaison est frappante. Tout se passe comme si les acteurs d’hier, ou leurs admirateurs, ne se consolaient pas d’une terrible perte. Celle de la ferveur. Rachid Fekkak, acteur, homme de théâtre et créateur, avec d’autres, en 1989, du Festival international de théâtre universitaire de Casablanca (Fituc), n’est pas tendre pour la production dramatique actuelle : « Le théâtre de Tayeb Saddiki (1), si novateur à ses débuts avec son formidable souffle populaire, a connu son heure de gloire dans les années 60. Le théâtre amateur, qui était une pépinière de talents, a été fortement censuré dans les années 1974 et 1975. Considéré comme un repaire de contestataires et de déviants, il a été sciemment étranglé. Aujourd’hui, malgré quelques bouffées d’oxygène, l’espace est envahi par un théâtre d’amuseurs, anecdotique, folklorique et populiste. »

Des tabous sont levés

Le constat ne varie pas pour ce qui touche aux intellectuels. « Je considère qu’il y a une nette régression par rapport aux années 70, confie, désabusé, Abderrahim Tourani, rédacteur en chef de la revue Milaffat attanmia. Les débats se sont raréfiés. Il n’y a plus de vraies revues culturelles. Les intellectuels sont devenus carriéristes. L’écart entre eux et la société est énorme. Quand des intellectuels se rencontrent, c’est pour boire, raconter des blagues (taqchâb) et médire (namima) de leurs confrères. »

Constats de nostalgiques ? Charges malveillantes d’irréductibles ? De gauchistes inconsolables ? Le triomphe du libéralisme et la dureté des temps auraient-ils détourné les artistes et les intellectuels des activités « dange reuses » et « inutiles » ? Et consacré à la fois l’obsolescence du dire poétique et la vanité des oeuvres engagées ? L’explication serait trop courte. Autres temps, autres moeurs culturelles ? Certes. En effet, la culture n’est plus qu’exceptionnellement investie par des chercheurs de vérité désireux de changer le monde, ou par des poètes habités par le goût de l’absolu. Elle est désormais un espace banalisé où des hommes et des femmes s’efforcent de faire modestement oeuvre de création. Mais cette forme d’assagissement des créateurs par le marché est-elle innocente ? Est-elle un simple trait de l’époque, une sorte de fatalité de la mondialisation exonérant par avance tous les créateurs du devoir de montrer la voie de l’avenir ?

Pour le politologue Mohamed Tozy, auteur d’un remarquable essai sur la théocratie, Monarchie marocaine et islam politique au Maroc (2), l’explication sociologique rend assez bien compte de cette mutation. Le défaut d’ardeur reproché aux acteurs trouverait sa justification dans le « découplage » de la politique et de la culture : « Il y a eu un changement majeur dans les thématiques. La problématique de l’identité intéresse très peu de monde. L’étape de la décolonisation culturelle semble révolue. La culture était, en fait, une autre façon de faire de la politique. Avec la culture, on prenait beaucoup de risques, les mêmes qu’en politique. Une fois que celle-ci s’est professionnalisée, les gens qui s’occupaient de culture se sont retrouvés privés de leur cheval de bataille. Le champ était forclos. »

Quel que soit le jugement que l’on porte sur la tiédeur relative des approches et des productions, il faut bien admettre que la culture, au sens le plus large, connaît au Maroc une certaine effervescence. On se préoccupe de plus en plus d’elle. L’offre de spectacles, de livres, de films a augmenté de manière notable en quelques années. L’expression s’est déliée, un grand nombre de tabous ont été levés. Le « je » s’est banalisé, et les écrivains se sont multipliés. « Il y a encore quelques années, rappelle avec humour Abderrahim Berrada, célèbre avocat et militant des droits de la personne, peu de gens pouvaient seulement prononcer les noms d’Allal El Fassi ou de Mehdi Ben Barka sans un tremblement dans la voix. »

Pour n’être pas porteuse encore de renouvellements majeurs, la peinture continue de faire rêver. Les modèles que furent, deux décennies durant, Belkahia, Kacimi et Bellamine se révèlent moins inhibiteurs que par le passé. Une nouvelle génération est apparue, qui n’a plus le souci de répliquer aux défenseurs de l’art naïf, de gloser sur la tension modernité-tradition ou de répondre à la question de savoir si la peinture marocaine prend son origine, oui ou non, dans le signe. Libérés des contraintes de leurs aînés, Abderrahim Yamou, Abou El Waqar, Drissi, Nabili ou Mounir Fatmi, dans des genres très différents - et ils ne sont pas les seuls -, affirment, d’exposition en exposition, la singularité de leur imaginaire. Leur démarche paraît plus ludique, plus moderne.

La photographie, qui était un art dédaigné jusqu’au prodigieux travail de Touhami Ennadre et de Daoud Aoulad Siyad, dont l’album Marocains avait suscité une pénible controverse - on lui reprocha, bien à tort, de montrer un Maroc misérable et de prêter le flanc aux quolibets des étrangers -, est investie par des jeunes à la sensibilité réelle. Le regard porté par Lamia Naji sur les immigrés marocains de Rotterdam ou celui de Souad Guennoun, une architecte engagée dans la ville de Casablanca, sur les enfants des rues - qui lui ont valu également quelques ennuis - prouvent que le genre n’a rien de mineur. La quête identitaire d’un Joseph Marando, un Français d’origine marocaine, dans plusieurs villes du Maroc, les prémices de l’oeuvre d’un Khalil Nemmaoui - qui prépare un beau travail sur les bars de Casablanca - donnent à penser que la photographie a de beaux jours devant elle.

En architecture, à rebours des pratiques mercantiles dominantes et à la suite de prestigieux aînés (Abdesslam Faraoui et Patrice Demazières), Abderrahim Sijelmassi, Amine Cheddadi et Noureddine Komiha poursuivent un travail exigeant, indemne de toute compromission grossière. Indifférents aux colonnes grecques et aux fantaisies néo-mauresques, ils tutoient la modernité et puisent sans complexes leurs références dans l’architecture contemporaine internationale.

Pour ces résistants « bien élevés », tous issus de familles historiquement enracinées dans une antique cité marocaine (Fès, Salé, Rabat), l’architecture relève tout à la fois de l’esthétique et du politique, mobilise une conception de la cité et du vivre ensemble, et a partie liée avec la poésie et l’expression. « L’acte architectural, affirme Amine Cheddadi, est invention et novation. Personnellement, je mène une lutte quotidienne pour faire valoir les droits de l’imaginaire en architecture. »

En revanche, dans le domaine de la musique et du chant, arts placés sous la tutelle immémoriale de la première chaîne de télévision, il ne se passe rigoureusement rien. Si l’on excepte le travail louable - bien que rebelle à toute novation - des associations de sama (chant religieux) et de musique andalouse, qui s’efforcent de faire revivre le passé, la chanson est resté figée vis-à-vis du Machrek - un Machrek de pacotille, pas l’autre - dans un mimétisme qui confine au grotesque.

Les hommes et les femmes de talent qui ont le souci de régénérer la haute tradition arabe ou de faire tout simplement oeuvre de création semblent prêcher dans le désert. Il est proprement scandaleux que les meilleurs d’entre les artistes (Saïd Chraïbi et Ahmed Essayad dans le domaine de la musique ; Abdou Cherif, Karima Skalli, Touria Hadraoui et Amina Alaoui dans celui du chant, Lahcen Zinoun dans celui de la danse), qui se font une idée réellement exigeante de l’art, soient si peu connus et encouragés. Les chercheurs auront à se pencher un jour sur ce qui ressemble beaucoup à une conspiration contre le beau. Et à répondre à la question de savoir si la situation actuelle n’est pas le résultat d’une politique inspirée par la détestation de la grâce et l’inclination pour le vulgaire.

La cinématographie, quant à elle, semble, en apparence du moins, échapper à ce constat désastreux. Elle s’est enrichie, ces dernières années, de plusieurs courts-métrages plus qu’honorables (ceux de Noureddine Lakhmari et de Myriam Bakiren en particulier) et de longs-métrages de qualité inégale dont certains, primés au Maroc ou à l’étranger (ceux de Farida Benlyazid et de Nabyl Ayouch notamment), semblent augurer d’un cinéma techniquement adulte et artistiquement plus achevé.

Et le livre ? Sa bonne santé est attestée par nombre d’observateurs. Même si elle est restée assez timorée, l’édition a fait un saut qualitatif appréciable. Son renouveau, soutenu en partie par le service culturel de l’ambassade de France, date d’il y a une dizaine d’années. Il se publie désormais au Maroc quelque 1 000 ouvrages par an dans les deux langues (30 % de cette production est en français, et la moitié des livres sont publiés à compte d’auteur). Des maisons d’édition, modestes ou ambitieuses, se sont créées ou agrandies. Le philosophe Mohamed Sabila et le journaliste Khalid Mechbal ont lancé des maisons d’édition calquées sur le concept italo-français des livres à 10 francs. Des poètes comme Mostafa Nissaboury et Mohamed Bennis ont rendu justice à leur art en ouvrant à Casablanca une maison consacrée à la poésie.

De nouveaux auteurs de romans et de récits, souvent autobiographiques, ont fait leur apparition. Parmi eux, de nombreuses femmes - Raja Benchemsi Baha Traboulsi (3), Touria Hadraoui et Souad Bahéchar - et des intellectuels convertis au récit - Fatima Mernissi (4), Abdallah Laroui, Mohamed Berrada, Abdelfattah Kilito. Par ailleurs, les coéditions avec l’étranger sont devenues monnaie courante.

Un vent de liberté

De l’étranger, outre les livraisons régulières de Tahar Ben Jelloun, d’Abdellatif Laâbi et, désormais, de Mahi Binebine, nous sont venus des premiers romans assez rafraîchissants (Yasmina Chami), voire dérangeants (Rachid O.), et une littérature insolente (Fouad Laroui, avec Les Dents du topographe et Méfiez-vous des para chutistes) (5), en droite ligne de celle qui valut à Driss Chraïbi, à la sortie du Passé simple (6), en 1954, d’être pourfendu par les gardiens du temple. Dans un genre moins cocasse, toujours oscillant entre poésie et roman, Abdelhak Serhane, le rebelle, ne désarme pas.

D’anciens prisonniers politiques, dont l’écriture n’est pas le métier, se sont courageusement appliqués à témoigner de leur expérience carcérale, non sans humour quelquefois, comme Salah Ouadie dans Al `Ariss (Le Marié) et bientôt Jaouad Mdiddech (7). Le doux et irréductible Abdallah Zrika, auteur d’une littérature dense, inclassable, au plus près du corps et de l’imaginaire, a publié coup sur coup deux recueils de poésie, Petites proses, chez L’Escampette (8), et Bougies noires, chez La Différence (9). Ahmed Lemsiyyeh (Chkoun lli traz lma ? - Qui a brodé l’eau ?) et Redouane Afandi (Al Maâti) s’efforcent, quant à eux, de redonner au zajal son éclat d’antan. La poésie berbérophone, celle de la région du Sous essentiellement, connaît, de l’avis des spécialistes, un regain de vitalité exceptionnel.

Outre les nombreux ouvrages célébrant à satiété l’inaltérable beauté du patrimoine national, et qui sont souvent le fait d’auteurs et d’éditeurs étrangers, il se publie une foule d’études passionnantes, qui rencontrent parfois le succès en librairie, comme Soldats, domestiques et concubines (10), de Mohamed Ennaji, et le récent - et excellent - Abdelkrim, de Zakia Daoud (11).

En sociologie, en histoire et en anthropologie, où dominent les figures de chercheurs aussi éminents que Mohamed Cherkaoui, Abdallah Hammoudi et Abdallah Laroui, l’école marocaine a produit des personnalités d’envergure, internationalement respectées : Mohamed Tozy, Abdelhaï Diouri, Abdelahad Sebti, Ali Amahane, Hassan Rachik, Hassan Aourid, etc.

En revanche, dans le domaine de l’essai, genre par définition libre, les can didats sont rares. Les pamphlets de Fatéma Mernissi, les audaces de Hinde Taârji ou d’Abdou Filaly Ansary seraient-ils l’exception qui confirme la règle du retrait larvatus prodeo (je m’avance masqué) ? Le risque ne tenterait-il donc personne de sortir, un temps, de sa spécialité pour s’exprimer sans filet sur tel ou tel sujet, ou, sous la forme d’un « Ce que je crois », livrer son opinion sur un problème d’ordre philosophique ou politique ?

Parler à visage découvert requiert nécessairement deux vertus au moins : le courage des positions claires et le désir d’adresser au grand public des messages sans fioritures. Ces conditions, à l’évidence, ne sont point réunies. Il est très symptomatique que les Mémoires d’hommes politiques ou de témoins capitaux de l’histoire contemporaine n’encombrent pas les catalogues des éditeurs. Les élites n’écrivent pas. « Les intellectuels, estime Abdallah Zrika, préfèrent se rapprocher du pouvoir plutôt que du peuple. Ils n’osent pas s’adresser directement à lui. L’élite se plaint toujours du peuple, mais elle ne fait rien pour lui. Ce ne sont pas les jeunes qui sont bloqués, mais l’élite. Il y a une espèce de crainte de toucher le peuple au coeur, de l’approcher. »

La brutalité policière des années 70 aurait-elle contraint les intellectuels à battre en retraite, à ne plus se mêler de la chose publique ? Assurément ! Sans vouloir mythifier cette décennie - dont l’histoire reste à écrire -, il faut admettre qu’il s’est passé là quelque chose de grave, une sorte de crime contre l’intelligence. Schématiquement, on peut affirmer que, tout au long des années 80 et 90, les intellectuels les plus honnêtes, ceux dont la conscience n’était pas à vendre, ont dû ronger leur frein et se résoudre à la désapprobation silencieuse, tandis que les plus dociles, promus par une savante politique d’inversion des valeurs, tenaient le haut du pavé.

Le virus de la peur une fois instillé, les intellectuels n’ont plus eu d’autre liberté que de cultiver leur jardin ou de gérer au mieux leur carrière, universitaire ou politique. L’onde de choc des années 70 a laissé des traces durables. Elle se ressent encore : « Les cercles de dissidence ont été peu à peu réduits, estime Mohamed Tozy. A posteriori, une revue telle que Lamalif apparaît comme un lieu de recrutement de hauts fonctionnaires. Une bonne partie des gens qui y écrivaient sont devenus par la suite ministres ou grands commis de l’Etat. »

A l’heure actuelle, l’histoire semble s’être emballée : un vent de liberté souffle sur le pays depuis cinq ou six ans. A la faveur, en particulier, de l’alternance en 1998, de l’apparition de journaux à la ligne éditoriale plus affirmée, puis, surtout, de l’intronisation de Mohammed VI, responsable du retour en grâce de nombre d’opposants, les clercs ont recommencé à s’intéresser à l’espace public et les journalistes à donner de la voix.

Pourtant, les vrais débats font encore peur. Rares sont les intellectuels qui osent poser publiquement certaines questions fondamentales, celles de la femme, par exemple, ou de la laïcité. Les libres-penseurs comme Abdellatif Laâbi, Abdallah Zrika ou Abderrahim Berrada ne sont pas légion. « Je me demande, confie ce dernier, si les intellectuels qui disent que l’on peut régler le problème de la femme dans un cadre religieux sont honnêtes et sincères. Ce défaut d’honnêteté est pour moi tragique. La pensée politique relève de la pensée. J’estime qu’une religion qui dénie à l’homme une liberté fondamentale, celle de la conscience, ne respecte pas la personne. »

Les débats auxquels a donné lieu le projet dit d’intégration de la femme furent en effet affligeants d’hypocrisie intellectuelle. Il ne s’est trouvé personne, ou presque, pour réclamer le droit au libre examen, selon les seules lumières de la raison, d’une question infestée de présupposés théologiques. Personne pour dire que l’adhésion des laïcisants et des laïques à l’esprit des Lumières n’est pas un cheval de Troie occidental par où se diffuserait le poison neuf d’une tentative d’assimilation forcée. Personne pour rappeler que la liberté de pensée est une exigence souveraine, universelle et incoercible de l’esprit. Nul non plus, enfin, n’a pris la peine de répondre, aux Savonarole d’aujourd’hui et aux technocrates schizophrènes se téléportant à leur guise d’un siècle à l’autre, qu’en Occident la religion n’a pas été mise au rebut, mais qu’elle ne régit tout simplement plus les affaires de la cité.

Nul non plus, enfin - pour la petite histoire -, n’a songé à tendre le micro à une intellectuelle aussi courageuse que Fatima Mernissi, laquelle a dit pourtant sur le sujet, dans Le Harem politique et La Peur modernité, bien moins d’inepties que tous les « intellectuels » du moment.

L’intellectuel de type sartrien, dont on nous a répété à l’envi qu’il était un modèle dépassé, restera longtemps encore, pour les intellectuels du monde arabe, un vieux rêve inaccessible. Jean-Paul Sartre, que l’on célèbre aujourd’hui, a été occulté dans les universités marocaines au profit de Roland Barthes - celui des études sémiologiques - et d’une kyrielle de structuralistes obscurs dont personne ne se souvient plus en France. Ces derniers, auréolés du prestige que confère la science, ont produit sur place des dizaines d’imitateurs locaux, dont les écrits, secs et sans âme, ont abreuvé des générations d’étudiants en sciences humaines...

La tyrannie molle, diffuse, qui s’est exercée, durant les « années sombres », sur les intellectuels a eu pour principale conséquence de les pousser à développer des conduites et des approches obliques. La voie vers l’essentiel étant barrée, il fallait éviter soigneusement de prendre à bras le corps certaines questions, ou, à tout le moins, les poser de manière très sibylline.

Est-il si étonnant que la plupart des intellectuels marocains relèvent davantage de la catégorie des intellectuels dits « spécifiques » (12) que de celle, idéale, socratique, à laquelle se réfère un Edward Said (13) ? « Le rôle de l’intellectuel, écrit celui-ci, est de dire aussi pleinement, aussi honnêtement et aussi directement que possible la vérité. Cela implique qu’il ne se soucie ni de plaire ou déplaire au pouvoir, ni de s’inscrire dans la logique d’un gouvernement, ni de répondre à un intérêt de carrière. »

La critique des intellectuels qu’il développe dans son livre, Des intellectuels et du pouvoir, part du postulat que leur rôle, en tant que porteurs d’une ambition de justice et de vérité, ne se limite pas à la transmission du savoir. Ils ne sauraient être des experts sans visage, calfeutrés dans leur bibliothèque et s’abritant derrière le sérieux de leur discipline. S’ils ne forment pas une catégorie supérieure d’individus exemptée du risque de se tromper, ces veilleurs n’en sont pas moins tenus, chaque fois que les circonstances l’exigent, non seulement de dénoncer l’injustice et de se porter au secours de la vérité, mais de défendre une certaine idée de l’homme et de sa dignité.

Certes, la sociologie à venir, non encore écrite, des intellectuels marocains aura à vérifier l’hypothèse selon laquelle ils n’ont pas été d’un courage exemplaire, et que, jugés à l’aune des définitions les plus conventionnelles de l’intellectuel, ils auraient même été assez lamentables. Avaient-ils la possibilité d’agir différemment ? Autrement dit, étaient-ils libres d’être des héros ?

L’histoire de la peur et du courage, elle aussi, reste à écrire. Il se pourrait, au demeurant, que la culture ait été moins victime du silence de ses intellectuels - qui ne disposaient, selon l’expression d’Abdelkébir Khatibi, que de « moyens d’autodestruction » - que d’un environnement peu propice à l’expression de la vérité et du talent. Le sous-développement et la logique des priorités ne justifient pas, à eux seuls, que le mécénat soit si peu répandu et que l’Etat se soit, jusqu’ici, contenté de politiques de saupoudrage : des bibliothèques et des musées en nombre infime et sans moyens, des outils d’encouragement à la création éphémères, des politiques du patrimoine et du livre très hésitantes, une télévision longtemps acéphale et amnésique.

L’arbre de la vitalité actuelle peut donc difficilement cacher la forêt des obstacles structurels qui empêchent la culture d’être un facteur d’impulsion du progrès et de libération de l’imaginaire. « La situation actuelle, sur fond de crise de la langue, affirme l’historien Abdesslam Cheddadi, est le résultat d’une politique qui n’a pas assez pris en considération le problème de l’éducation et de la culture. Le plurilinguisme est un vrai problème : nous avons passé cinquante ans à chercher une solution, et nous ne l’avons pas encore trouvée ! »

Les colloques tapageurs, les (faux) débats, la multiplication des revues universitaires, le professionnalisme accru - quoique encore embryonnaire - des éditeurs ou la surabondance de l’offre festivalière ne doivent pas masquer la gravité des carences. Les rares indicateurs culturels disponibles apportent de précieux renseignements : la production éditoriale est en réalité chétive. Le nombre de titres de périodiques est presque égal à celui des livres publiés en moyenne par an : 750 périodiques contre 1 000 ouvrages. Les journalistes et les commentateurs devenant les intermédiaires obligés entre un savoir inaccessible et des lecteurs dépourvus de moyens, on peut interpréter ce déséquilibre comme un indice du faible souci de l’accès direct aux sources et de la prééminence des médiateurs sur les producteurs de sens. On peut également, le livre s’adressant à des individus, les journaux à l’opinion publique, l’analyser comme l’effet d’une volonté, c’est-àdire d’une politique d’encadrement privilégiant les médias de masse et se choisissant des canaux « pédagogiques » sûrs. Mais c’est une autre histoire.

Sombre tableau : les Marocains lisent très peu, les lieux consacrés à la libre discussion sont rares, et, dans des villes où vivent pourtant plus d’un million d’habitants, les librairies se comptent sur les doigts d’une main. Les cités marocaines sont des encyclopédies murales du mauvais goût, et il n’y a pas un seul théâtre qui fonctionne normalement dans une ville comme Casablanca (quatre millions d’habitants). Le fabuleux patrimoine demeure largement méconnu et insuffisamment mis à profit. Les deux grandes traditions arabes, la rationaliste et la soufie, qu’incarnent des figures aussi remarquables qu’Ibn Roshd ou Ibn Arabi, ne paraissent pas retenir l’intérêt de ceux qui font profession d’édifier le peuple. L’heure de l’honnête homme cultivé n’a pas encore sonné. Les débats intellectuels sont plus rares que les débats politiques, et quand quelque association se mêle d’en organiser un il tourne court, faute d’un minimum de bonne foi et de références communes aux débatteurs.

Références brouillées

Trop minces enfin sont les outils dont dispose le jeune Marocain curieux de culture pour distinguer, dans la jungle des productions d’ici et d’ailleurs, l’essentiel de l’accessoire, le travail circonstanciel de l’oeuvre de longue haleine, le digest ou le pastiche de la création originale. Les références sont brouillées, et les copies de copie prolifèrent. La critique fonctionne le plus souvent à l’admiration inconditionnelle ou au sentiment-ressentiment, hors de toute argumentation ou démonstration. L’éloge systématique des productions, érigé au rang de devoir national par des panégyristes professionnels, ne sert ni l’art ni les artistes !

L’épithète laudative de mobdi (créateur) que l’on voit accolée, dans certains journaux, aux noms d’auteurs qui ne brillent pas vraiment par l’audace de leur prose prête à sourire. Ce n’est sans doute pas la compétence - linguistique ? - qui fait le plus défaut aux auteurs et aux artistes, mais le courage et l’originalité. La littérature à caractère rédactionnel qui a fleuri ces dernières années prouve que la recherche de consensus, mal spécifiquement marocain, est la meilleure façon de faire de la mauvaise littérature.

L’esprit d’examen et l’esprit critique constituent le fondement de la démocratie. Ceux qui voudraient nous en priver, au nom de vérités prétendument indiscutables et de dogmes poussiéreux ou sous le prétexte d’un combat présenté comme toujours actuel contre l’hégémonie de l’Occident, sont les vrais fossoyeurs de l’avenir. Contrairement à ce que prétendent les gardiens de la tradition, l’identité marocaine n’est pas un donné définitif et indépassable, mais une construction de l’histoire.

La place publique retentit des vociférations légitimes de dizaines de journalistes, de dirigeants associatifs, de militants des droits humains. On devise de la société civile, des droits humains, du statut de la femme, mais de culture très peu. La culture est pourtant une affaire terriblement sérieuse, et les responsables politiques le savent.

En culture comme en politique, le Maroc a perdu beaucoup de temps. L’ère qui s’ouvre, et dont chacun pressent qu’elle recèle de hautes promesses, n’est pas un don du ciel, car l’histoire, comme on dit, ne repasse pas les plats. A tous les citoyens, il incombe de se prononcer clairement en faveur d’une société qui fasse de la culture un droit, qui n’indexe celle-ci sur aucun principe d’utilité et qui défende sans conditions la liberté de création. Il appartient à tous de faire en sorte que les forces de régression, fort puissantes dans le champ culturel comme dans le champ politique, ne puissent entraver insidieusement, sous prétexte de « conservatisme salvateur », l’aggiornamento que chacun appelle de ses voeux.

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