Car le plus difficile, pour beaucoup, c’est de se débarrasser dans leur pensée et leur perception des choses de quarante ans d’un régime dictatorial. Beaucoup demeurent crispés, figés dans les attitudes rigidifiées par ces décennies de peur : pour les services sécuritaires, des méthodes de travail persistent, hélas ; pour les courtisans, des comportements de toute une vie, les yeux fixés sur le Palais, n’ont pas changé. Et pour l’opposition, c’est bien le plus triste, les crispations d’autrefois demeurent souvent : le makhzen (pouvoir traditionnel au Maroc, fondé sur l’accumulation de richesses) est toujours là, et toujours à combattre, quoi qu’il fasse, avec les mêmes slogans.
Les changements, non pas radicaux mais partiels, graduels, c’est bien ce que vit le pays. Certains sont modestes, comme l’uniforme obligatoire pour les élèves, l’uniforme bleu marine et blanc qui masque les différences sociales, qui peut aussi éviter d’autres tenues, plus religieusement ostensibles, mais surtout qui donne une dignité à l’école. Dommage qu’il soit aux frais des parents...
D’autres, importants, ébranlent peu à peu les bases de la société, comme la modification de la moudouwana, le code de la famille et les droits des femmes. D’autres, enfin, placent le Maroc dans les pays progressistes, ceux de la " justice transitionnelle", ceux qui ont une instance "vérité et réconciliation", une trentaine dans le monde, pas plus - cinq en Afrique. Le Maroc est le seul dans les pays arabo-berbères et musulmans.
Le 7 janvier, le roi a annoncé la création d’une "instance "équité et réconciliation"". Le dahir qui l’officialise paraît le 12 avril : "L’IER est une commission nationale pour la Vérité, l’Equité et la Réconciliation..."
Comme presque toutes les autres, elle est fondée - pour un an - par l’exécutif ; son mandat "englobe l’investigation et l’analyse de tous les événements du passé, de 1956 à 1999, présumés constituer des violations graves des droits de l’homme qui ont revêtu un caractère systématique ou massif, dont les disparitions forcées et les détentions politiques. (...) Elle inscrit son action dans le sillage du patrimoine universel des commissions "vérité et réconciliation", avec lesquelles elle a tissé des rapports permanents de concertation et d’échanges...".
L’instance marocaine, comme la quasi-totalité des autres dans le monde, n’est pas une institution judiciaire. Elle ne juge pas les coupables. Elle recherche la vérité. Doit-elle divulguer les noms des responsables ? Pas toujours. Mais elle désigne les institutions. Si le droit national le permet, les victimes peuvent individuellement, ensuite, porter plainte et demander réparation.
Vingt mille dossiers sont arrivés à l’IER. Les dix-sept commissaires travaillent. La majorité d’entre eux sont des anciens détenus politiques, des exilés, des hommes intègres. Son président, Driss Benzekri, a fait dix-sept ans de détention avec mon mari, Abraham Serfaty, à la prison centrale de Kenitra. Driss El-Yazami, secrétaire général de la FIDH, avec l’accord de la fédération, a accepté d’en être membre à titre personnel. Bien sûr, certains les critiquent de participer à une instance créée par le roi : qu’auraient-ils dit si les commissaires avaient été choisis parmi les policiers et les services sécuritaires des années de plomb ?
Les ONG nationales peuvent participer au travail de l’instance par des enquêtes, des recherches, avec les moyens qui sont les leurs. Un contact permanent est maintenu avec une ONG internationale sur la justice transitionnelle qui regroupe tout ce qui se fait dans le monde en la matière, de l’Afrique du Sud au Chili, de l’Argentine au Timor-Oriental...
Du 15 décembre au début de mars 2005, des auditions publiques vont se succéder. Il sera possible de les suivre sur les deux chaînes de télévision marocaines, à la radio et dans tous les médias qui le souhaiteraient.
En avril 2005, l’instance remettra un rapport qui sera rendu public, et ses travaux seront terminés. Ce rapport sera fait de recommandations pour empêcher la répétition des violations des droits de l’homme du passé.
Les commissaires, d’ici là, devront aussi résoudre le problème des inhumations, rendre les dépouilles identifiables aux familles, créer peut-être un lieu des droits de l’homme, une sépulture symbolique. Avec tous les noms des victimes.
Quel sera l’après-IER, comment rendre la justice indépendante et crédible, consolider l’avenir du "Plus jamais ça" ? On peut être inquiet : depuis les attentats de Casablanca, en mai 2003, les services sécuritaires semblent ne rien avoir appris, ou du moins rien avoir oublié de leurs méthodes : mauvais traitements et tortures, centre secret de détention à Tamara, près de Rabat, procès inéquitables. Les rapports des organisations internationales de défense des droits de l’homme sont sévères. Pourtant, ceux qui protestent ici sont bien peu nombreux : les victimes sont des islamistes, et leurs actes de violence, hélas, justifient pour beaucoup les traitements inhumains et dégradants. Aurait-on déjà oublié qu’il n’y a pas si longtemps la lutte contre le communisme ou la suspicion de manque de nationalisme autorisaient tous les silences et toutes les lâchetés ?
Une ONG marocaine, le Forum Justice et Vérité, qui collabore avec l’IER, a organisé des caravanes des droits de l’homme dans des lieux tristement connus pour les violations qui y ont été commises : en 2000, Tazmamart, puis Kalaa M’Gouna, Agdz, Figuig, et récemment Imilchil, dans le haut Atlas, à 2 000 mètres d’altitude, à trois heures de voiture de la plus petite ville, à quinze heures de Rabat et de Casablanca. Un pauvre village dans une région de misère...
En 1973, une tentative d’insurrection avait eu lieu et avait échoué : l’armée avait fait son travail, beaucoup de morts, des familles entières et des villages décimés, dont Imilchil.
Dans une salle municipale comble, mêlés aux gens des alentours, des rescapés et des familles de victimes venues, solidaires, en autocar, de Rabat, de Casablanca, de Marrakech. Aucune autre ONG n’est représentée, aucun parti politique. Mais deux membres de l’IER sont là. Une télévision nationale, 2M, et Al-Jazira filment. Des femmes émaciées, le visage ridé, en tenue traditionnelle, sont entrées dans la modernité en prenant un micro, racontant les souffrances qu’elles avaient vécues trente et un ans auparavant. En repartant, l’une d’elles a pris ma main et l’a serrée contre la sienne, sa paume était rêche comme un vieux cuir. Trente et un ans d’abandon, j’avais honte...
Derrière elles, un immense portrait d’Hassan II et, tout en bas, le roi actuel et son frère, en modèle réduit. C’est cela, un pays en transition, c’est le Maroc. "Ah, me dit un responsable que j’interroge, on ne peut pas acheter de nouvelles photos, c’est trop cher, on attend qu’on nous les envoie.
- Depuis cinq ans ?
• Oui. On a bien attendu trente et un ans pour parler et qu’on vienne nous écouter..."
Christine Daure-Serfaty - Le Monde