L’IRCAM, trois ans après

29 octobre 2004 - 16h46 - Culture - Ecrit par :

Le 17 octobre 2004, ce sera jour pour jour, le troisième anniversaire du discours Royal d’Ajdir qui a solennellement consacré le dahir Royal signé par Sa Majesté le Roi Mohammed V à Khénifra, créant et organisant l’IRCAM (Institut Royal de la culture amazighe).

Rappelons que ce jour-là, pour tout le Maroc et au-delà, une nouvelle page a commencé dans l’histoire de l’Afrique du Nord : pour la première fois depuis l’indépendance des pays de cette région, le premier constituant culturel de l’identité nord-africaine, l’amazighité, est reconnu par la plus haute institution du Royaume, faisant de notre pays une référence obligée en matière de dialogue et de politique culturels. Ce jour-là, l’onde de choc a atteint le monde entier où une diaspora attentive et agissante partagera le bonheur de millions de Maghrébins soulagés par une décision courageuse qui a rompu avec ce que beaucoup ont considéré comme une aberration de l’histoire.

Cependant, malgré l’importance de cet acte fondateur d’une nouvelle vision de la politique culturelle dans notre pays, voire de la politique tout court, ce geste hautement symbolique n’a pas eu, à notre sens, toute l’attention qu’il méritait et mérite encore et toujours de la part des intellectuels, des politiciens, de la société civile et des observateurs concernés. En effet, l’acte en lui-même est d’abord un acte symbolique dont les dimensions sont lourdement chargées de significations.

Tout d’abord, en se déplaçant à Khénifra puis à Ajdir dans le fin fond du Moyen Atlas, Sa Majesté le Roi a voulu signifier au Maroc profond en général, aux Atlas en particulier, qu’il est plus proche d’eux, qu’il connaît leurs attentes et qu’il partage leurs soucis quotidiens, renouant ainsi avec une vieille tradition scellant la symbiose entre le Trône et le peuple.

Ensuite, en associant à la cérémonie d’Ajdir toute la classe politique, les syndicats, les oulémas, la société civile et surtout les représentants des associations amazighes, Sa Majesté le Roi a voulu insister sur le fait que l’amazighité en tant qu’héritage de tous les Marocains, relève aussi de la responsabilité de tous les Marocains. Et cette responsabilité consiste d’abord à reconnaître une évidence : l’amazighité, dans toutes ses dimensions, l’amazighité qui plonge ses racines dans la nuit des temps, qui est toujours vivante malgré les vicissitudes de l’histoire, mérite à ces titres, reconnaissance, respect et égard.

Il s’agit en fait d’une double reconnaissance : reconnaissance que l’exclusion de cette partie profonde de l’être marocain depuis l’indépendance n’a plus de sens dans un Maroc qui aspire à construire une société démocratique, moderne et citoyenne ; une reconnaissance de la nécessité de sauvegarder, de revaloriser tout l’héritage marocain, dans toutes ses expressions matérielles, immatérielles et orales, dans un équilibre harmonieux entre toutes les composantes de notre identité, entre tradition et modernité.

Ce déplacement solennel de SM Le Roi est en soi une revalorisation de l’amazighité dans la mesure où Khénifra et Ajdir se situent dans une région qui, de part sa géographie, est un grenier du patrimoine culturel amazighe. C’est aussi une revalorisation dans la mesure où le Souverain, par le choix de ces deux lieux chargés d’histoire, a voulu rendre hommage aux résistants et aux martyrs d’une région qui a payé un lourd tribut à la guerre de résistance armée contre l’occupant. Déjà, en 1956, Sa Majesté le défunt Roi Mohammed V avait honoré d’Ajdir en y recevant les membres de l’armée de libération qui ont déposé les armes, célébrant ainsi l’indépendance et le recouvrement de la souveraineté nationale lors d’une fête grandiose dont le souvenir est encore dans toutes les mémoires.

C’est justement un devoir de mémoire que Sa Majesté a accompli au nom de tous les Marocains à l’égard de tout le peuple qui a combattu pour sa terre, sa liberté et son Roi. C’est une manière de signifier à toute la nation que c’est à partir d’une histoire assumée dans toutes ses dimensions, que l’on peut entreprendre la reconstitution le fil d’un devenir commun, à travers la reconnaissance et la revalorisation de tous les constituants de son identité.

En réalité, le choix de ces lieux pour annoncer les décisions concernant l’amazighité dépasse de loin la satisfaction d’une revendication culturelle somme toute légitime. C’est un message solennel adressé à tous les acteurs politiques, syndicaux, religieux et culturels afin qu’ils prennent leurs responsabilités chacun dans son domaine.

Cet acte hautement symbolique, est aussi un acte intellectuel et politique audacieux pour l’avenir. C’est une invitation à une nouvelle approche, à une nouvelle conception de la culture et de l’identité marocaines à partir de ses réalités historique, géographique, culturelle et culture. A ce sujet, Sa Majesté le Roi a rappelé que l’amazighité "ne peut être mise au service de desseins politiques de quelque nature que ce soit", dans une allusion claire du fait que l’amazighité a été aussi victime de surenchères politiciennes.

Joignant le geste à la parole, Sa Majesté le Roi a créé l’IRCAM afin de mettre en application les décisions concernant la sauvegarde, la revalorisation et la mise à niveau de l’amazighité par son intégration dans les institutions de l’Etat et dans les affaires locales, régionales et nationales. Deux ans après la mise en place de cet institut, quel bilan peut-on faire de ses actions ?

Avant de s’aventurer dans cette entreprise complexe qu’est toute opération d’évaluation, une évidence est à rappeler : L’Institut Royal de la culture amazighe est une institution spécifique et unique en son genre dans notre pays. Sa mission embrasse toutes les dimensions inhérentes à la langue et à la culture amazighes, mais aussi inhérentes à la communication sociale, à la construction d’un Etat de droit, démocratique et citoyen.

Dans un premier temps, le rectorat de M. Mohamed Chafik, les conditions nécessaires à la mise en place des structures administratives, financières et académiques sont réunies. Le statut du personnel, le règlement intérieur sont élaborés.

Cette opération qui est ici schématisée, a été menée en un temps record grâce à la personnalité, à la sagesse et à l’expérience de Si Mohamed Chafik, mais aussi grâce aux efforts conjugués des membres de l’équipe qui a secondé le recteur. Le conseil d’administration, les équipes de recherche ont été mis en place en travaillant avec acharnement afin d’établir leur plan d’action, ce qui n’a pas été facile eu égard à un domaine vierge, dépourvu des cursus universitaires et des modèles administratifs, le vaste domaine à la fois homogène et éclaté qu’est l’amazighité.

En l’espace de quelques mois, l’IRCAM est devenu fonctionnel. Du conseil d’administration aux centre de recherche en passant par les services administratifs et financiers, une dynamique s’est installée : pour l’enseignement de la langue amazighe, la graphie tifinaghe-Ircam est adoptée et approuvée par l’autorité compétente, la police est codifiée, un programme pédagogique est établi, la grammaire et l’orthographe sont normalisées et une convention est signée avec le ministère de l’Education et de la Jeunesse pour la mise en place d’un plan d’action pour la formation des intervenants dans l’opération enseignement-apprentissage de la langue amazighe pour la première fois dans son histoire récente, opération concrétisée en 2002-2003.

Dans les autres domaines, les recherches sont lancées à travers l’établissement des bibliographies, l’organisation de colloques, la collecte des données en vue de leur classification, leur analyse et la publication. Le tout dans un débat interdisciplinaire permanent, souvent difficile parce que sérieux, au sein du conseil d’administration, entre ce dernier et les directeurs de centres, au sein des centres, entre les centres et avec des partenaires externes.

Dans un second temps qui a coïncidé avec la nomination de M. Ahmed Boukous au poste de recteur, une évaluation de tout ce qui a été entrepris jusqu’alors est effectuée, le débat s’intensifie et aboutit à l’élaboration d’une stratégie globale susceptible de mieux cerner les priorités, de mieux rentabiliser les efforts, afin que l’IRCAM soit cet outil efficace pour l’accomplissement des missions qui lui ont été assignées. Si certains mots-clés comme ouverture, communication, dialogue, partenariat peuvent nous donner une idée sur cette stratégie, l’articulation de la culture et du développement en constitue la problématique centrale. Il s’agit de voir dans quelles mesures la revalorisation de la langue et de la culture amazighes peut en même temps contribuer au développement global et durable de toute notre société.

Dans ce sens, trois commissions de travail ont été créées : la commission de l’enseignement, la commission de la communication et de l’information et la commission des relations de coopération. Dans une première phase, ces commissions se sont regroupées pour échafauder les grandes lignes d’une stratégie globale, puis se sont séparées pour élaborer chacune sa propre démarche, en l’inscrivant dans une vue d’ensemble. Le Conseil d’administration a déjà approuvé les grandes lignes de cette stratégie. Il a également approuvé, après débats et amendements, deux des trois rapports des commissions (enseignement et communication) en attendant de discuter le troisième lors de la prochaine séance.

En même temps, les séminaires internes, les colloques et rencontres divers, la recherche fondamentale et sur le terrain se sont multipliés, donnant déjà lieu à des dizaines d’ouvrages publiés ou en cours de l’être, conduisant à la reformulation de certaines hypothèses de départ, à l’affinement des outils de travail. Des conventions ont été signées avec différents partenaires nationaux et étrangers, dont la dernière en date avec le ministère de la Communication et l’Information, sans oublier l’admission de l’alphabet titinagh au sein des instances internationales concernées.

Eu égard au temps écoulé (deux ans), à la spécificité de l’institution, à la difficulté et la complexité de la tâche, le chemin parcouru est honorable, mais le chemin à parcourir est encore long avant d’atteindre tous les résultats souhaités par tous. Car replacé dans le contexte qui a présidé à sa création, l’IRCAM a suscité d’immenses attentes chez le mouvement amazighe et la société entière. Mais si l’Institut est bien conscient de ces attentes, et qu’il a déjà établi des plans d’action pour y répondre, il n’a pas encore pu mettre en valeur tous les résultats obtenus en un temps réduit à cause du retard pris dans la mise en place d’une stratégie de communication efficace. Cette insuffisance de clarification des problèmes rencontrés, des actions menées et des résultats obtenus lui ont valu des critiques parfois fondées, parfois déplacées, voire injustes.

L’IRCAM, toutes instances confondues, est conscient des enjeux impliqués par les missions qu’il a à accomplir. Les vrais travaux ne font que commencer. L’élaboration d’une stratégie globale où devraient s’inscrire tous ces travaux est en passe d’être achevée. Elle concerne à court, moyen et long termes la mise en oeuvre des conventions signées, l’ouverture sur la société civile et tous les partenaires institutionnels seront accélérés, sans oublier la réalisation des projets de recherche contractuels, une implication accrue dans les actions culturelles et artistiques. A cela s’ajoutera un dialogue serein et permanent que l’IRCAM doit installer, accompagner et enrichir autour des questions culturelles, linguistiques, identitaires, éducatives et citoyennes.

Cependant, il ne faut oublier que l’IRCAM, en tant qu’outil d’intégration de l’amazighité dans les institutions de l’Etat et dans la société entière, ne peut accomplir ses missions sans la coopération volontaire des autres partenaires institutionnels. Le plus grand pari à gagner réside dans le changement des mentalités à l’égard de l’amazighité dans toutes ses dimensions. A ce sujet, beaucoup de chemin a été parcouru depuis le discours Royal d’Ajdir. Mais beaucoup de chemin reste à parcourir sur la voie d’une prise de conscience à l’égard des enjeux qu’implique l’amazighité de la part des acteurs institutionnels, sociaux et politiques dans notre pays. Il s’agit de mettre en place toutes les conditions pour la réalisation du projet d’une société démocratique, plurielle, moderne, citoyenne et prospère, s’inscrivant dans la civilisation mondiale et l’enrichissant par un patrimoine et une personnalité spécifiques, riche de sa propre diversité. C’est un défi que notre pays doit relever, et l’IRCAM a une grande responsabilité dans ce combat pour l’avenir de notre pays.

Ali Khadaoui - Libération

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