Interview à la revue française "Géopolitique"

31 décembre 2008 - 16h59 - 1997 - Ecrit par : L.A

Hassan II a accordé une interview à la revue française « Géopolitique » dans laquelle le Souverain a livré sa vision de l’exercice du pouvoir, des défis que confronte l’Etat moderne, du rôle de la religion, de l’état du monde musulman et de l’Europe.

Majesté Vous semblez, comme le général De Gaulle, attacher une importance extrême à l’établissement d’un cadre institutionnel propre à pérenniser la force du pouvoir dans un Etat moderne. Mais si l’on voulait forcer le trait, on pourrait dire que le général a voulu monarchiser la République, pour l’enraciner dans la durée, alors que le Roi du Maroc animé du même souci, républicanise la Monarchie, comme si le droit pouvait apporter à celle-ci une légitimité encore plus grande. Ce n’est pas un hasard si le seul Souverain qui gouverne directement est celui d’un Royaume islamique adossé à la religion. Le passage à la modernité qui implique la laïcité et l’apparition du droit dans les mécanismes, peut-il per mettre la permanence de ce pouvoir monarchique dans la plénitude ?

D’abord pour reprendre la comparaison faite avec le général De Gaulle, Je voudrais évoquer un point sur lequel les professeurs de droit constitutionnel n’apportent pas suffisamment de lumière. Ils opposent toujours République et Monarchie. Or, étymologiquement, République veut dire "la chose publique" et, que Je sache la Monarchie n’en a jamais été éloignée puisqu’elle fut la première à exercer ses fonctions sur la chose publique. Donc, un Roi est avant tout, républicain.

Si J’ai mis en place une Constitution c’est parce que Je n’ai pas voulu me mettre en contact direct avec le pouvoir. Pour une raison simple :

Que l’on soit Président d’un régime républicain présidentiel ou que l’on soit Roi, on ne gouverne pas par le pouvoir, mais par le prestige, et l’estime que chaque citoyen pense porter à celui en qui il a mis sa confiance. Alors ceci implique une sincérité constante et beaucoup de courage. Il faut à la fois - Je mets le mot entre guillemets - savoir "encaisser" et surtout savoir prévoir pourquoi serait-il quasi ment impossible de gouverner d’une façon moderne en s’appuyant sur l’Islam et les traditions ? Je pense que cet exercice n’apparaît difficile qu’aux autres. Jamais dans notre esprit - Je parle des Musulmans et plus particulièrement des Marocains - nous n’avons pensé que le problème de la religion ou de la laïcité existe.

Au fond, c’est comme si vous viviez en Corse et qu’il faille dire : "Nous allons enlever le droit canon puis mettre le code civil". Il existe du reste un phénomène assez curieux : le code civil instauré sous Napoléon 1er a précédé de près d’un siècle Jules Ferry, le champion de la laïcité.

Donc, pendant ces 80 années antérieures à la laïcité, vous avez vécu d’une façon binomique, soit sur le droit canon soit sur le droit civil et vous n’en avez éprouvé aucune difficulté : vous n’avez pas eu de problème de fracture sociale intellectuelle et vous vous êtes parfaitement adaptés à la Révolution industrielle.

Je pense que chaque peuple, chaque civilisation, chaque ethnie, a sa propre façon de réagir à la civilisation et à l’environne ment. Elle crée au fond sa propre écologie.

Le général De Gaulle a eu avec la France des rapports de couple, c’est d’ailleurs pour cela que la durée du mandat présidentiel ne revêt aucune importance. C’est un contrat à durée indéterminée. Les choses se gagnent et se perdent tous les jours. Mais il est évident que l’histoire permet parfois de cristalliser cette union entre celui qui gouverne et le peuple gouverné. Ce fut le cas pour le général De Gaulle en 1940, pour votre père lors de l’indépendance, puis pour Votre Majesté à l’occasion de la Marche Verte. Or l’introduction du droit ne révèle-t-elle pas un souci de pérenniser ce couple, de lui injecter ordre et stabilité ?

Si nous voulons conserver votre image il faut tout de même que ces couples aient une histoire cornélienne et non racinienne. Il faut qu’ils cherchent leur héroïsme et cet héroïsme ne peut se trouver que dans le défi, la rigueur, le combat côte à côte. Je puis vous assurer qu’au cours des prochaines années, des prochaines décennies, ce ne sont pas les combats qui vont nous manquer.

Par contre, et Je parle à l’échelle du monde, Je crains que nous manquions de moyens pour les mener qu’il s’agisse de la faim, de l’analphabétisme, du chômage. Face à ces défis, il faut créer un combat qui devienne sacré et dont le peuple se sente le héros.

La pratique de la « Beïa » (l’allégeance) est un élément fondamental de notre système non pas constitutionnel, mais institutionnel. Le texte de la Beïa consacre l’adoubement, le sacre du Khalife.

Je vais essayer de vous le traduire de mémoire :

« Toi, nous te faisons allégeance pour tout ce qui réjouit et pour tout ce qui attriste, mais en contrepartie tu te dois de nous protéger... de veiller à nos droits ».

Bien que la Monarchie soit vraiment une institution, elle est réellement fondée sur un contrat intuitu persona, celui qui est à la tête devant considérer qu’il est responsable devant Dieu non seulement de sa gestion des biens et de sa propre famille, mais aussi de la manière dont il a mené les affaires de sa « grande famille ».

Mais cette Beïa peut être remise en cause lorsque le peuple estime que le Souverain ne remplit pas ses droits moraux. Alors sautons quelques siècles et évoquons les droits sociaux. Est-ce qu’il ne pourrait pas y avoir mise en cause de l’allégeance pour non respect des droits sociaux ? Ceci marquerait l’intrusion du juridisme et même du social dans cette allégeance.

Plus une énumération est longue, plus elle est limitative, si nous voulions énumérer les cas ou le Roi a failli et ou la Beïa doit être brisée, nous serions obligés d’établir une nomenclature plus importante que pour une pharmacopée.

Ce serait une erreur, et il s’établirait une véritable guerre, un échange d’arguties entre le Roi et son peuple, l’un pensant qu’il a failli, l’autre estimant qu’il n’a pas démérité. Or, dans l’état actuel, il suffit que la vox populi se prononce, et c’est mieux ainsi. Il y a une plus grande liberté pour le peuple.

Le droit n’est- il pas au fond une discipline secondaire ? Le pouvoir ne vient jamais du droit et, à la limite le droit peut éroder le pouvoir.

J’estime au contraire que la culture juridique, et notamment le droit public, constitue une excellente mécanique qui permet de confectionner à volonté du prêt-à-porter ou du sur mesure.

Pour que le peuple n’ait pas envie de remettre en cause la Beïa, il faut donc un grand combat mené en commun et un ennemi suffisamment fort pour permettre de cristalliser, mais pas suffisamment puissant pour pouvoir l’emporter. Carl Schmitt affirmait que la politique est avant tout la désignation d’un ennemi.

Grâce à Dieu, nous vivons à l’époque de la mondialisation. Pourquoi ne pas nous libérer un peu de ce fétichisme où nous considérions tel pays ou telle idéologie comme un ennemi ? Le véritable ennemi, désormais, c’est peut-être le déséquilibre social, l’immigration des campagnes vers les villes. Il faut toucher la population, être en communication avec elle, lui expliquer et surtout l’amener à constater avant de lui demander de prévoir. Ce ne sont pas les ennemis qui nous manquent.

La plus grande difficulté du pouvoir, Majesté, ne tient-elle pas la différence, incommunicable, qui existe entre ceux qui l’exercent et les autres ?

Le problème, voyez-vous, n’est pas d’exercer le pouvoir, mais de le protéger contre ceux qui le polluent, à commencer par son propre entourage, par ceux qui se réclament de vous et se disent vos amis.

Et de quelle manière pratique-t-on cette prophylaxie ?

Par l’exigence et par la rigueur. Il faut avoir le maximum d’yeux au dehors tout en étant enfermé chez soi.

Il semble que le gouvernement exige, comme en équitation, qu’il existe une relative instabilité, une recherche d’équilibre dans le déséquilibre. Au fond, un pouvoir monarchique enraciné dans la religion et dans l’histoire face à un nécessaire accès à la modernité, constitue une des clés de la pérennité du monde dans lequel nous vivons. N’y aurait-il que les pouvoirs adossés à la religion qui vont perdurer ?

J’aime cette comparaison avec l’équitation, rien n’est plus dangereux, pour un cheval et son cavalier, que de descendre une côte à toute allure. Par contre, en plaine ou en montagne, cavaliers et chevaux doivent faire corps.

Il est certain aussi que le fait de croire en une religion est, plus qu’auparavant, une chose indispensable. Je ne souhaite pas m’immiscer dans les affaires des autres, mais J’observe un paradoxe : on reprochait autrefois à l’Eglise de vouloir que tout le monde soit chrétien et désormais on voit des Chrétiens accuser l’Eglise de se manifester. C’est quand même assez curieux.

On ne réinvente pas la foi pour les commodités du gouvernement ...

Mais il le faut, grâce à Dieu, nous avons affaire à des religions révélées qui n’ont pas besoin de nous pour être créées.

Il suffit simplement d’ouvrir nos yeux et nos cœurs. Elles étaient là avant nous et resteront après. C’est tellement plus facile quand on croit.

En France, depuis la Révolution, nous avons inventé des légitimes quasi- religieuses. D’abord l’être suprême, puis la république que nous avons déifié. Des hommes moyens ou même médiocres ont fait de grandes choses parce qu’ils étaient adossés à la République. Le Général De Gaulle, lui, a déifié la Nation, la France en tant que telle, et François Mitterrand a voulu déifier les droits de l’Homme.

C’est probablement une raison de fond de l’échec du socialisme On ne peut pas rendre les droits de l’Homme transcendant à l’homme.

Il est évident, dans des pays comme la France où pendant des années, la politique a été le décalque du religieux, que la société politique et civile s’affaiblit au fur et à mesure que la religion s’affaiblit. Au fond, pendant des années, la laïcité n’a été que l’envers de la religion.

J’ai rencontré plusieurs fois le Président Mitterrand et à chaque fois très longuement. Il ne m’a jamais parlé des droits de l’Homme, mais toujours de l’histoire de la France et de ses Rois, de la longueur de leurs règnes.

Comment jugez-Vous, Majesté, la vision de certains modernistes musulmans qui considèrent justement que la voie vers la modernité passe par la laïcité comme en Turquie par exemple ?

Il ne s’agit pas d’un modernisme islamique, mais d’un modernisme turco-turc. C’est une affaire intérieure turque et d’ailleurs ils ne veulent pas exporter leur modèle.

Et comment le monde islamique peut-il se protéger de cet autre excès que constitue l’intégrisme ?

On retrouve cet intégrisme dans des pays qui ont été longuement colonisés et qui essaient de retrouver leur équilibre culturel, ou bien dans des pays musulmans où l’arabe n’est pas la langue courante. Vous entendez beau coup d’Iraniens parler du "clergé" alors que le Prophète a déclaré : "Le clergé est rejeté par l’Islam", c’est-à-dire qu’il ne doit pas exister une classe d’hommes ou intermédiaires entre le croyant et Dieu. Quand un Iranien parle du clergé, il évoque ceux qui connaissent l’arabe et donc peuvent lire ce qu’a dit le Prophète, le contenu du Coran. Mais, dans les pays arabophones, où chacun peut lire un livre en arabe, les risques de voir se développer un phénomène intégriste sont nettement moindres.

Dans une période révolutionnaire, au sens historique du terme, comme celle que nous vivons, il y a le choix entre créer et réunir de grands ensembles ou au contraire garder une identité très forte.

Dans cette seconde perspective, est-ce que la dimension arabo-sunnite constituerait un facteur d’unité puissant pour les pays islamiques ?

Non, ils sont trop dispersés sur le plan géographique, ethnique.

Mais dans le Maghreb ?

Nous possédons tous les éléments constitutifs d’une bonne union régionale : unité de religion, unité minimale de race. Il y avait toutes les raisons de partir sur du solide.

Majesté, la modernité occidentale témoigne, dans certains de ses aspects, d’une dimension très conquérante. Comment concilier cette pénétration massive, agressive avec la préservation d’une évolution lente et mesurée de la société ?

Il nous faut justement, ne pas nous dépersonnaliser, J’estime que la foi constitue un véritable filtre biologique qui permet de filtrer tout ce que vous emmagasiner et de ne conserver que ce qui peut vous servir.

Dans le monde moderne, l’économique prime maintenant le politique, ou plutôt le politique s’est effacé devant l’économie. Or, ce qui est pour nous le politique semble être pour vous la religion et celle-ci ne semble pas pour l’instant devoir être supplantée.

La religion a un effet moralisateur et c’est surtout cela le plus important. Le problème de la contraception, par exemple, est un problème moralisateur qui vous laisse la liberté de choisir selon votre morale tout en restant dans le cadre de votre religion.

En matière de progrès technique et scientifique, notre monde connaît des accélérations brutales, marquées par une concurrence de plus en plus vive entre les Nations. Certains pays, ancrés dans des références culturelles et religieuses très fortes, ne connaîtront-ils pas des difficultés pour évoluer avec la rapidité nécessaire ?

Il n’y a pas des populations bêtes et des populations intelligentes, mais des populations routinières et des populations aventureuses. Seules ces dernières gagneront. Mais au fond, il est moins difficile pour nous de bouger, parce que tout nouveau, tout beau, nous voulons avoir notre laboratoire international, nous voulons avoir notre fusée, notre cosmonaute, nous voulons avoir notre satellite sur orbite. Il y a beaucoup de choses que nous devons avoir.

Ne craignez-Vous pas que l’Europe qui est en train de se construire, avec un noyau dur germanique très homogène, provoque des hiatus lourds de conséquences entre, d’une part, les divers pays d’Europe, et, d’autre part, les deux rives de la Méditerranée ?

Je craignais ces hiatus, mais Je les redoute moins. Il y a deux ans, quand le F.M.I, le Club de Paris nous disait : « Allez, fini les dépenses sociales, les recrutements, payez vos dettes, réduisez vos déficits », les européens nous donnaient des leçons, maintenant c’est à votre tour de souffrir, de revenir à 3% de déficit budgétaire, de serrer le social. Au fond, cette affaire européenne est une excellente leçon de modestie pour les pays qui composent l’Europe. Vous devenez plus proches de nous.

D’autre part, Je ne pense pas que l’Allemagne puisse s’en tirer si elle ne pense qu’à un noyau dur fait sur mesure par elle, pour elle. C’est une règle générale, prenez un bon joueur de tennis et mettez-le face à un mauvais joueur. Ce n’est pas le mauvais joueur qui jouera bien mais le bon joueur qui jouera mal. Pour qu’on vous renvoie la balle, il faut que le fronton soit aussi bon que celui qui envoie la balle.

14/05/1997

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