Interview à la chaine italienne "Rai Uno"

1er janvier 2009 - 00h15 - 1997 - Ecrit par : L.A

Hassan II a accordé une interview à la chaîne de télévision italienne « Rai Uno », à l’occasion de la visite officielle au Maroc du Président Oscar Luigi Scalfaro. Cette interview a été recueillie par Paolo Frajese, directeur du bureau de la chaîne à Paris.

Majesté, le Maroc est un pays qui a une longue histoire, riche de traditions. Hier soir, je suis arrivé à Rabat en provenance de Paris et quand je suis descendu de l’avion, j’ai vu que la co-pilote était une femme. Je me suis alors interrogé sur la tradition et la modernité au Maroc ?

La modernité chez nous et la tradition cohabitent parfaitement. La tradition ce n’est pas ce qui est défendu. Ce n’est pas ce qui est interdit. Au contraire, la tradition c’est ce qui est vécu depuis des siècles ou des millénaires.

C’est ainsi que dans notre vie au quotidien, la participation de la femme est une chose admise depuis des siècles, naturellement. Comme en Europe, il y a des domaines qui lui étaient inconnus, comme celui de faire la guerre par exemple. Mais, le monde des affaires, celui de la science ou de la technologie, le monde de la culture lui sont désormais ouverts. A partir du moment où les femmes ont les mêmes compétences que les hommes, je ne vois pas de raison de les empêcher d’exercer ces mêmes compétences.

Personnellement, je suis très fier d’avoir des femmes pilotes dans mon pays et je suis convaincu que demain d’autres femmes sauront répondre à d’autres défis.

Où en sont les relations entre l’Europe et le Maroc, après l’accord de partenariat signé en 1995 ?

Il faut que nous apprenions à marcher ensemble. Les Européens eux-mêmes sont toujours en train de vivre une période de rodage, de leur vie commune comme les premiers jours du mariage, a fortiori entre le Maroc et l’ensemble de l’Europe et entre le Maroc et chaque pays membre de l’Union Européenne. Donc, pour faciliter cette période de transition, qui est nécessaire, il faut une volonté politique. Il ne suffit pas de signer des accords, encore faut-il qu’il y ait une volonté politique pour faire que cette période de transition soit aussi courte et aussi substantielle que possible. De notre côté, cette volonté politique existe. Elle existe aussi en Europe chez certains pays pris séparément. Ce que nous souhaiterions, c’est qu’elle devienne une volonté politique de l’Europe unie et constituée et non pas de chaque pays membre de l’Union Européenne, pris à part.

Et si vous nous parliez de l’état des relations entre le Maroc et l’Italie.

L’Italie est justement l’un de ces pays qui privilégient cette proximité et cette amitié entre nos deux nations. Mais soyons réalistes et n’éludons pas les problèmes, sur le plan agricole particulièrement. Le fait que nous soyons parfois concurrents crée des réticences de la part de l’Italie, non pas sur le plan politique ou diplomatique, mais sur le plan de la défense de nos intérêts économiques réciproques. Chacun défend sa part du gâteau.

Majesté, vous n’êtes pas seulement le chef temporel de votre pays, vous êtes aussi le chef spirituel, vous êtes le descendant du Prophète, commandeur des croyants. Quelle image souhaiteriez-vous que l’on ait de l’Islam en Europe où il y a des risques d’amalgames, car dans certains pays d’Europe, il y a souvent la tentation d’une équation facile Islam = extrémisme : terrorisme.

Cette équation est une réalité à laquelle nous sommes régulièrement confrontés et je vais essayer de vous en expliquer les raisons. En tant que Musulmans, nous avons fait un effort pour vous connaître, vous Européens. On a lu votre histoire, on a lu votre littérature, on a lu vos philosophes. On connaît à peu près votre dogme, l’histoire de votre religion, l’histoire du catholicisme par exemple, y compris le schisme qui s’est fait à l’apparition du calvinisme.

Par contre, les Européens restent très loin de la connaissance réelle de ce monde musulman qui est le nôtre. S’ils avaient fait l’effort de mieux comprendre notre univers spirituel, culturel, historique, je puis vous assurer que jamais il ne leur viendrait à l’esprit d’identifier l’Islam à la violence et à l’exclusion.

Car votre religion, - prenons la religion pour exemple- christianisme, elle est révélée et elle est, je le répète, fondée sur l’amour. La nôtre aussi est fondée sur la paix. L’Islam prononce l’égalité des hommes devant Dieu. Mais comme vous le dites, le grand danger c’est l’ignorance et l’ignorance peut conduire à l’amalgame. Il faut que nous nous aidions de chaque côté de la Méditerranée, parce que c’est notre civilisation commune. C’est la mare nostrum. Nous sommes tous riverains d’une même mer, il faut que nous fassions un effort commun pour mieux nous connaître.

Parlons du processus de paix au Moyen-Orient et du dossier de Jérusalem.

Toute réflexion sur Jérusalem doit procéder de deux principes. Il y a un principe fondamental et un principe international. Le principe fondamental c’est celui sur lequel toutes les Nations ont été d’accord depuis 1967, à savoir la non légitimation des territoires occupés par la force. Ce sont les résolutions 242 et 338 des Nations Unies qui disent que toute occupation par la force d’un territoire est illégitime.

Le deuxième principe qui a aussi son importance, procède du fait que les Israéliens et les Palestiniens, en disant, nous laissons le problème de Jérusalem pour la fin, ont reconnu explicitement qu’il y a une réalité diplomatique, politique religieuse, au difficile problème de Jérusalem. Aujourd’hui le gouvernement Israélien veut faire table rase de tout cela en pratiquant une politique de colonisation dont chacun mesure les dangers.

Je vais vous poser une question : Est-ce que vous connaissez dans l’histoire universelle une colonisation qui a duré ? Aucune.

A Jérusalem hélas, ce n’est même pas une colonisation qui s’identifie à l’impérialisme. Non. c’est une colonisation qui met en danger la cohabitation entre deux peuples qui pourraient parfaitement vivre ensemble.

Si chacun de nous venait à faire de l’archéologie pour dire ceci est à moi et toi l’autre tu dois partir, aucune civilisation, aucun pays ne s’y retrouverait. Nous serions tous des archéologues avec une loupe, des bottes et un casque colonial, en train de chercher les traces de notre légitimité. Non. Il faut être réaliste. Il y a deux peuples qui doivent vivre ensemble, qui sont de la même souche, la même racine. Quand on dit sémite, nous sommes tous des sémites, juifs et musulmans et arabes, nous sommes tous des sémites et nous devons privilégier ce qui nous réunit et nous fait respecter les uns et les autres.

Votre Majesté, Votre pays peut être un exemple de la façon dont Musulmans, Juifs et Chrétiens peuvent vivre ensemble ?

Je tiens à vous dire une chose, c’est qu’on ne fait rien de spécial pour y arriver.

Pour nous, ce n’est pas un problème. En nous réveillant le matin, on ne se dit pas "tiens comment on va vivre avec nos concitoyens juifs ?’’, et nos concitoyens juifs, le matin, ne se disent pas "tiens comment on va vivre avec les musulmans ?". On n’y pense pas. C’est cela le Maroc et c’est ce message que nous voulons faire partager par le plus grand nombre.

Votre Majesté, à propos de la question du Sahara, à qui incombe la responsabilité du blocage du plan de paix des Nations Unies ?

Pour schématiser, disons que le moteur est en panne. Il faut en identifier les causes. Or, justement chacune des parties dit "la panne est ici, la panne est là". C’est le travail du secrétaire général des Nations Unies. C’est à lui d’être le mécanicien, d’aller trouver les raisons de ce blocage. Pour ce qui me concerne, je pense que l’ancien secrétaire général n’a pas voulu ou n’a pas été un bon mécanicien pour l’affaire du Sahara.

J’espère que le nouveau secrétaire général sera un meilleur mécanicien pour que le moteur se remette en marche.

Parlons maintenant du Maroc du 21ème siècle Quels seront les principaux défis que vous allez affronter sur les plans économique, politique et social ?

Malheureusement, et heureusement à la fois, le défi du Maroc n’est pas différent de celui de tous les autres pays de la planète. Je dis malheureusement parce que j’aurais bien voulu qu’il y ait une solution spécifique pour le Maroc et qu’on la gère à la marocaine. Je dis heureusement, parce que du fait que nos défis de demain qui sont ceux de l’emploi, de la santé, de l’éducation, sont aussi ceux de nombreux autres pays. Nous allons de ce fait profiter je l’espère, de la solidarité qui va se nouer entre les nations, en laissant à chaque pays sa méthode et son calendrier, naturellement.

Une particularité aussi : le pacte d’honneur signé entre les partis et le gouvernement représente une nouveauté, une chose très intéressante...

Lorsqu’au Parlement j’ai dis aux députés que je comptais mettre tout mon poids, tout le prestige que Dieu m’a donné - ce prestige est à Dieu -, mes pouvoirs constitutionnels dans la balance, pour qu’il y ait des élections saines, objectives, justes, j’ai promis quelque chose et je crois que les partis politiques ont compris qu’il fallait, de leur côté, qu’ils s’engagent dans le même sens.

Donc, c’est un engagement bilatéral, comme cela a toujours été entre le Roi et son peuple. Le peuple étant représenté par l’encadrement politique que sont les partis politiques, comme le dit la Constitution. Ce pacte d’honneur est révélateur du degré de consensus et de maturité politique et sociale atteint par notre pays.

Majesté, j’ai lu votre discours du Trône et j’ai lu des passages sur l’enseignement. Les 25% du budget de l’Etat consacrés à l’éducation n’apportent pas les résultats probants et souhaités. Qu’en pensez-vous ?

L’école est importante mais les ressources dont nous disposons le sont aussi parce que si nous manquons de ressources ou si nous les utilisons mal, ces résultats même insuffisants risquent d’être remis en cause. Avec de l’argent, on peut encore faire une mauvaise école. Mais sans argent on ne peut pas faire d’école du tout. Dès le mois d’octobre ou novembre de cette année nous mettrons en place une commission qui devra regarder cela de très près. Une commission restreinte faite d’hommes de terrain non pas de philosophes. Il faut à mon avis que notre réflexion commence par la définition du profil idéal du Marocain de demain.

Nous partirons donc de ce portrait robot de l’adulte pour arriver à l’enfant, et ce faisant nous identifierons la liste de tous les problèmes qui peuvent le handicaper pendant sa période scolaire. Nous essayerons donc de trouver les bons remèdes et de les administrer à temps.

Dans le défi agricole le problème du prochain siècle sera celui de l’eau vous en aviez déjà parlé...

Oui nous réunissons justement au Maroc à la fin de cette semaine un forum international sur l’eau. L’eau va être le problème numéro 1 du monde. Entre les années 2010 et 2020 pour certains pays qui disposent de ressources énergétiques et qui sont en bord de mer la déssalinisation constitue une alternative. Mais cela ne concerne qu’une fraction minimale du monde. L’élévation générale des températures risque de créer des déséquilibres de la climatologie et donc des problèmes écologiques. Le Maroc tente de faire face à ces difficultés et a initié une politique de construction de barrages. Nous serons très heureux d’inaugurer ensemble, Monsieur le Président Luigi Scalfaro et moi-même, jeudi, le barrage qui compte parmi les plus grands d’Afrique et qui va nous permettre non seulement d’irriguer mais aussi d’accroître nos ressources en eau potable. C’est là le fruit et l’illustration d’une coopération exemplaire. J’ajouterai une petite parenthèse : Nous sommes très liés avec l’Italie sur le plan économique et commercial, mais je pense, et c’est là l’occasion de le dire, que nos amis italiens ne sont pas assez entreprenants concernant le Maroc. Ils n’investissent pas assez, ils ne viennent pas assez ici. Je souhaite voir un effort supplémentaire fait par nos amis italiens sur le plan de nos échanges commerciaux.

Est-ce que le Maroc est une bonne affaire pour les Italiens ?

Incontestablement oui. Mais notre défi est de donner à notre coopération un cadre exemplaire où chacun trouve son compte.

Mais je ne veux pas terminer sur cette conclusion mercantile. Je veux simplement exprimer le souhait de voir l’amitié entre nos deux peuples, cette vieille amitié qui date depuis des siècles, s’accroître et s’élargir pour le bien de nos deux Nations.

18/03/1997

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