Sous l’œil indifférent des véliplanchistes, Anouar a traversé la plage et filé dans la pinède. Maintenant, à la nuit tombante, le long de la route, il attend son contact. « Un ami », dit-il, qui doit l’emmener à Algésiras puis l’aider à rejoindre Barcelone, où sa sœur l’attend. « Je viens travailler, répète-t-il d’une voix tremblante. A Tanger, j’ai étudié la coiffure. J’ai deux diplômes. Coiffeur pour hommes et coiffeur pour dames. » Il serre nerveusement dans la paume de sa main un téléphone mobile, son seul bagage. Il a passé le coup de fil convenu. Une voiture doit venir le prendre à l’arrêt d’autocar, à la hauteur de Punta Paloma. Mais il sait que la police et la Garde civile patrouillent sans cesse sur la route, à la recherche de ceux qui, comme lui, viennent tenter coûte que coûte leur chance en Europe.
Ils ont été plus de 13 000 depuis le début de l’année, selon le ministère de l’Intérieur espagnol, à franchir illégalement les 12 kilomètres du détroit de Gibraltar. Leur nombre croissant crispe les relations entre Madrid et Rabat. Les Espagnols accusent leurs voisins de ne pas surveiller leurs côtes et de favoriser l’existence de mafias et de réseaux de corruption. Les Marocains, pour leur part, rejettent la responsabilité du trafic sur Sebta et Melilla, deux villes enclaves espagnoles sur le territoire marocain propices à toutes les opérations louches.
Ces dernières semaines, le ton est encore monté. Après l’interception de 600 immigrants clandestins en un week-end sur les seules plages de Tarifa, le gouvernement de José Maria Aznar a sommé, une fois encore, les autorités marocaines de prendre leurs responsabilités.
A Tarifa, quand le temps est clair, on pourrait toucher l’Afrique du doigt. La surveillance des côtes est un travail de Sisyphe. Le petit négoce des pêcheurs, qui débarquaient les passagers de contrebande les nuits sans lune, s’est transformé, au fil des dix dernières années, en un business plus rentable, dit-on, que le trafic de haschisch, et surtout moins risqué : 8 000 francs par personne, à raison de 50 ou 60 passagers par embarcation... Les barques de bois ont cédé la place à des canots type Zodiac, quand il ne n’agit pas, comme pour Anouar, de scooters des mers.
Ce soir, nuit claire, brise douce et mer plate. Les lumières de Tanger scintillent sur la rive d’en face. « Conditions optimales pour un voyage », pronostique Antonio José Sanchez, l’un des gardes civils qui prend son tour de nuit. « Les arrivées ont lieu par vagues, raconte-t-il. On voit quatre ou cinq canots d’un coup, qui débarquent en éventail pour essayer de nous déborder. On ne peut pas être sur toutes les plages à la fois. » Ils seront cinq voitures à patrouiller jusqu’à l’aube, le long de la côte, balayant les flots avec leurs jumelles de vision nocturne. L’attente sera vaine. Mais nul ne se fait d’illusions sur la durée du répit.
« Il ne s’agit pas du point de passage le plus fréquenté du pays. Il arrive davantage de gens venus d’Europe de l’Est par la frontière française. Mais c’est le plus périlleux », souligne le lieutenant-colonel Espinosa, qui dirige le groupement de la Garde civile d’Algésiras, dont dépend Tarifa. Il estime que ses hommes interceptent environ 70% des arrivants. « Nous sommes là pour surveiller la frontière et aussi pour éviter les catastrophes », insiste-t-il. La distance est courte, mais la zone est dangereuse. Le voyage peut virer au cauchemar pour de frêles embarcations. On a ramassé une cinquantaine de cadavres sur les côtes espagnoles depuis le début de l’année.
Le travail de surveillance des frontières se double d’une assistance sanitaire et d’un travail humanitaire. Dès l’interception sur les plages, la Garde civile travaille main dans la main avec la Croix-Rouge, qui dispense les premiers soins.
A la grande loterie du passage du détroit, les chances ne sont pas les mêmes pour tous. Les Marocains et les Nigérians, citoyens de pays signataires d’accords d’extradition avec l’Espagne, seront expulsés dans les soixante-douze heures. Les autres, pour l’essentiel venus sans papiers d’Afrique de l’Ouest, se voient remis un ordre d’expulsion dans les quinze jours, qui ne sera jamais exécuté, faute d’accord avec les pays d’origine. Il ne leur reste plus qu’à disparaître et à se fondre dans la foule anonyme des travailleurs sans papiers, en Espagne, en France ou ailleurs en Europe. Les Marocains refoulés ne s’avouent pas vaincus pour autant. « Il nous arrive de voir revenir les mêmes, un mois plus tard, qui nous saluent comme des vieilles connaissances et nous disent : ’’Pas de chance ! La prochaine fois...’’ », raconte Juan Treveño, président du comité local de la Croix-Rouge. A l’efficacité des contrôles espagnols les passeurs ont répondu par une offre commerciale imparable : chaque candidat à l’immigration a droit à trois tentatives.
L’aide aux clandestins
Ceux qui passent à travers les mailles du filet connaissent la marche à suivre : gagner les monts autour de Tarifa, prévenir par téléphone mobile de son arrivée, attendre l’indication d’un rendez-vous. « Tous les gens qui vivent ou travaillent dans les collines ont croisé des Marocains, perdus, qui mendient un peu d’eau ou de nourriture », raconte Mario Arias. Responsable de l’association Pro derechos humanos, il prône la désobéissance civile et l’aide aux clandestins. Au détour des chemins, lui et ses compagnons déposent une caisse de nourriture pour celui qui passe. Ils offrent parfois le gîte pour quelque nuits ou un billet d’autocar. Action illégale, ils le savent. « Comment la police va-t-elle nous arrêter, nous qui aidons ces hommes de façon désintéressée, alors qu’elle laisse prospérer les mafias qui abusent d’eux ? » interroge Mario.
L’existence de « mafias de l’immigration » de part et d’autre du détroit ne fait ici pas l’ombre d’un doute, dans cette région habituée depuis toujours aux trafics et à la contrebande. Pas plus que l’arrivée des immigrants n’éveille de sentiments xénophobes. « Les gens d’ici ne sont pas meilleurs qu’ailleurs. Mais ils savent que les immigrants ne font que passer. Ils ne restent pas. Ici, il n’y a pas de travail », dit Luis Lopez, responsable local de Caritas. On sait que les arrivants sont attendus par des réseaux de « taxis », qui les conduisent vers les lieux où on a besoin de main-d’oeuvre bon marché, soit, principalement, les exploitations agricoles de Murcie, d’Almeria ou de Huelva, selon les saisons. Tout le monde a vu les signes codés, qui annoncent les lieux de ramassage au bord des routes, un tee-shirt noué sur une barrière, deux canettes de soda l’une sur l’autre près d’un carrefour. « Il arrive qu’avant même que les bateaux soient partis des côtes marocaines on remarque ici un mouvement de voitures immatriculées à Murcie ou Almeria qui guettent les arrivants », raconte Rodrigo Serrano, chef des services de la protection civile de Tarifa.
Avec le puissant système de radars et de caméras thermiques qui sera mis en service dans quelques mois, la surveillance des côtes sera parfaite. Plus un mouvement n’échappera au centre de contrôle d’Algésiras. Détection à 10 kilomètres, identification à 5 kilomètres des côtes, promet-on. Reste à savoir si le « blindage » du sud de l’Europe aura l’effet dissuasif requis. « La traversée va juste coûter plus cher. Les passeurs vont changer de tactique, prendre des destinations différentes, plus longues et plus dangereuses, alerte Fernando Garcia, militant de l’ONG Algeciras Acoge. En fermant les frontières, on livre pieds et poings liés les immigrants à leurs exploiteurs. L’Europe devient une usine à fabriquer des sans-papiers. »
Source :l’Express