Dans un quartier populaire situé derrière le Vieux-Port de Marseille, une trentaine d’adolescents marocains, clandestins ou placés en foyer dans la cité phocéenne, d’autres habitant Tanger (Maroc), donnent à voir leurs photos.
Elles sont accrochées sur les murs, projetées en diapositives, collées dans des carnets. Il y a aussi deux vidéos, des phrases écrites en français et en arabe, des entretiens à lire. Et puis, au sol, le plan de la ville de Tanger. L’exposition est captivante, qui échappe aux standards : pas d’artiste-héros mais des enfants pour certains dans une précarité extrême, analphabètes ; pas d’épreuves magnifiées, mais des îlots de témoignages à butiner.
Donner des appareils à des enfants dans un but socio-éducatif est une pratique devenue courante, qui tourne parfois au gadget. Cette fois, c’est différent. Le titre intrigue : "Photographier un bout de pain". Une expression marocaine dont l’équivalent français serait "gagner sa croûte". En poussant plus loin la symbolique, ce serait, pour ces jeunes, gagner un début d’identité et prendre la parole au moyen de la photographie : se photographier dans son cadre de vie, être actif.
La géographie large de l’exposition lui donne beauté et émotion : confronter le rêve de migration (Tanger) et la désillusion de l’arrivée (Marseille). Elle est le résultat d’une dizaine d’ateliers photographiques (quinze jours à trois semaines chacun) menés, depuis mars 2001, par trois photographes, Yto Barrada, Anaïs Masson et Maxence Rifflet. Le trio a simultanément travaillé avec les associations Jeunes errants à Marseille et Darna à Tanger. "Les photos prises par ceux de Marseille ont été présentées, au fur et à mesure, à ceux de Tanger. Et inversement. Ce va-et-vient permettait de rebondir, de prendre d’autres photos, d’ouvrir des discussions, de susciter d’autres histoires de migration", expliquent Maxence Rifflet et Anaïs Masson. Sans que les photographes, de part et d’autre de la Méditerranée, ne se rencontrent.
Avant Marseille, le résultat des ateliers a été présenté à Tanger. Le statut différent des enfants dans les deux villes induit un décalage. L’expérience fut plus dense au Maroc : une vidéo montre comment les jeunes s’emparent du projet, apprennent le tirage, participent à l’accrochage, font la promotion de l’exposition au mégaphone, dans les rues. "250 personnes sont venues chaque jour voir l’exposition."
A Marseille, une partie des jeunes photographes ont été expulsés, se sont évaporés dans la nature, sont parfois en prison. Dans l’exposition, les noms sont masqués, les visages ne sont pas reconnaissables. Au statut des jeunes correspond un statut des images : celles de Tanger sont accrochées, celles de Marseille projetées, aussi fugaces que les enfants. Les entretiens sont réalisés à partir des images, chaque auteur expliquant ce qu’il a fait, ce qu’il voit.
Les enfants utilisaient des appareils automatiques, ils avaient le choix du flash et du retardateur - un jeune de Marseille s’est "brûlé" le visage avec le flash. Il est troublant de ne trouver aucune photo-carte postale, aucune vue décorative de Tanger la littéraire ou du port de Marseille. Il y a les enfants, l’architecture vernaculaire, leur décor à eux. Les regards et cadrages sont libres, les mots leur donnent de la poésie. A Marseille, dans un film, quatre gamins racontent leur parcours à partir de leurs photos : le départ, l’arrivée, les difficultés. Les acteurs culturels, passablement déboussolés par notre époque et l’élection présidentielle, feraient bien de découvrir ce dialogue Marseille-Tanger.
"Photographier un bout de pain", La Compagnie, 19, rue Francis-de-Pressensé, Marseille (13). Tél. : 04-91-90-04-26. Tous les jours, de 15 heures à 19 heures. Jusqu’au 30 mai.
Source : lemonde.fr
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