Pourquoi a-t-il fallu pas moins d’un quart de siècle pour que le couple royal d’Espagne effectue une visite d’Etat au Maroc ?
Il est vrai que la dernière visite d’Etat, qui a revêtu un caractère exceptionnel, a eu lieu en 1979, mais le Roi et la Reine d’Espagne sont venus au Maroc en d’autres occasions. Ils sont venus en 1991, le Roi nous a rendu visite seul en juillet 1999, pour l’anniversaire de Mon père, que Dieu l’ait en sa Sainte miséricorde, et également, quelques jours après pour ses obsèques. C’est dire qu’il y a une relation intense, une imbrication entre nos deux pays et entre les deux familles royales. J’ai une véritable admiration pour le couple royal espagnol qui incarne pour Moi l’aspect le plus positif de l’Espagne actuelle. J’apprécie sa façon d’être et d’agir ainsi que sa sensibilité humaine. Le fait qu’il soit aimé de toutes les couches de la société espagnole, prouve jusqu’à quel point la monarchie est populaire. J’ai eu l’occasion de me rendre plusieurs fois en Espagne, en visite privée et officielle. J’ai séjourné, durant cinq jours à la Zarzuela où Je me suis senti comme chez moi. J’entretiens d’excellentes relations avec le Prince Felipe. Je regrette seulement de ne pas avoir pu assister à son mariage. Il a coïncidé avec la tenue d’un sommet de Chefs d’Etat à Tunis. De plus, notre tradition dynastique ne permet pas au Roi d’assister ni aux mariages ni aux funérailles à l’étranger. Cependant, J’aurais aimé partager la joie de cette célébration avec la famille royale et le peuple espagnols.
Cette visite va-t-elle contribuer à aplanir certaines divergences surgies au cours des dernières années ?
Il n’y a pas eu autant de divergences. Même quand les choses n’allaient pas bien entre les deux pays, entre les deux gouvernements, Mon contact avec le Roi d’Espagne n’a jamais été interrompu, pas seulement pour parler de questions graves mais également pour parler de thèmes plus agréables. A chaque fois que le besoin se faisait sentir, Je n’ai jamais hésité à prendre le téléphone et à l’appeler même dans les moments de crise.
Après cinq ans de règne, il est encore tôt pour dresser un bilan. Toutefois, la presse internationale a inscrit à votre actif l’adoption d’un nouveau code de la famille qui contribue à instaurer l’égalité entre les femmes et les hommes.
Les médias étrangers ont accordé de l’importance au nouveau code de la famille car c’était un sujet d’actualité qui a été bien accueilli par certains milieux occidentaux. Cependant, ce n’est pas l’unique réforme que J’ai entreprise. Les reformes ont porté aussi bien sur le code électoral que celui du travail en passant par la réhabilitation de la culture amazigh ou encore la restructuration du champs religieux... Vous savez Je ne passe pas mon temps à énumérer les réformes que J’ai menées. Elles sont nombreuses. Je crois qu’une réforme doit être entreprise au moment opportun. Il est vrai que le Code de la famille revêt une importance particulière. Lorsque Je me suis adressé pour la première fois à la nation, en tant que Roi du Maroc, J’avais parlé de la question de la femme. J’avais dit qu’il était aberrant que les femmes, qui constituent un peu plus de la moitié de la population, soient marginalisées dans la société. Vous voyez c’est une tâche à laquelle Je me suis attelé dès le début. Son accomplissement a pris un certain temps car il était important de parvenir à un consensus sur le nouveau code. S’il y avait eu un quelconque blocage nous n’en serions pas là aujourd’hui. Je suis heureux que vous ayez parlé du code de la famille et non du code de la femme, car il ne faut pas mettre la femme d’un côté et l’homme de l’autre. Au sein de la famille, ils sont tous les deux responsables.
Une autre initiative inédite dans le monde musulman et qui a eu un large écho, a été les auditions publiques des victimes de la répression politique de la période allant de 1956 à 1999, qui ont commencé en décembre. Les témoins ont raconté en direct, devant les chaînes de télévision, les séquestrations et les tortures qu’ils ont subies. Certains ont fait état du risque de délégitimer les institutions sur lesquelles se fonde le Maroc.
L’objectif est de réconcilier le Maroc avec son passé. Le passé du Maroc fait partie de son histoire, il ne faut pas l’oublier. Les auditions publiques se déroulent dans la dignité. Je suis convaincu que les objectifs de l’Instance Equité et Réconciliation (IER) sont partagés par les marocains et serviront à préparer l’avenir de nos enfants. J’ai une confiance totale en les personnes qui sont à la tête de l’IER. Ses initiatives ne sont pas de nature à susciter la désunion comme certains le craignent, ni le ressentiment comme d’autres l’estiment. Elles sont destinées à consolider la monarchie et la démocratie dans notre pays, et à consacrer définitivement l’attachement du Maroc aux principes universels des droits de l’homme. Ce processus n’a pas démarré du jour au lendemain. Il a été initié par Mon père, que Dieu ait son âme, en 1990 avec la création du Conseil Consultatif des Droits de l’Homme. Il y a eu, par la suite, l’amnistie générale de 1994, et, plus tard, le lancement du processus d’indemnisation des victimes. La suite vous la connaissez, cela a pris du temps mais on est sur la bonne voie.
D’aucuns estiment que cette initiative est insuffisante car les témoins ne peuvent révéler les noms de leurs bourreaux.
Evidemment, Je ne suis pas d’accord. J’insiste, il ne s’agit pas, comme certains le prétendent, d’une initiative qui va diviser le Maroc en deux. Il n’y a ni juges, ni personnes jugées. Nous ne sommes pas devant un tribunal. Il s’agit pour nous d’examiner, sans aucun complexe ni honte, cette page de notre histoire. C’est à partir de là, que nous pourrons avancer dans de meilleures conditions. Des personnes qui n’ont rien à voir avec le véritable militantisme, et qui ont fait des droits de l’homme leur fonds de commerce, veulent nous empêcher de travailler, d’avancer et de répondre aux aspirations des Marocains. Je pense que le moment est venu de leur dire : Ecoutez, maintenant que ce dossier est en train d’être éclairci et que nous n’avons plus de complexe dans ce domaine, nous devons aller de l’avant.
Les pays qui ont mené à bien une transition démocratique, ont tous fini par adopter une nouvelle constitution en vertu de laquelle le pouvoir exécutif est responsable devant le législatif. Est-il envisageable que le Maroc devienne une monarchie parlementaire à l’européenne ?
Non. Il ne faut pas transposer le modèle des monarchies européennes. Nous avons nos spécificités et nos obligations qui tracent le chemin que nous devons parcourir. Cependant, notre Constitution n’est pas figée. Ces 40 dernières années, nous avons eu quatre constitutions et plusieurs amendements.
Qu’est ce qui a changé sous votre règne par rapport à celui de votre père le Roi Hassan II ?
Probablement le style. Mon père disait à mon sujet : « Lui c’est lui et Moi c’est Moi ». Chacun a son style, sa façon particulière de travailler. Mais l’important c’est l’objectif. Je sais où Je veux aller. Mon père, que Dieu l’ait en sa sainte miséricorde, le savait aussi, et savait jusqu’où il voulait aller. L’objectif reste le même : Travailler pour le progrès et le bien-être du Maroc.
Un parti légal avec un référentiel religieux obtient d’excellents résultats là où il se présente aux élections au Maroc. Un mouvement islamiste, toléré mais non reconnu, fait preuve d’une grande capacité de mobilisation. La sensibilité islamiste est-elle majoritaire dans la société marocaine ?
Le Maroc n’est pas un pays laïc. C’est un royaume dans lequel l’Islam est la religion d’Etat. Rien de surprenant alors à ce que l’ensemble des partis politiques, et pas uniquement l’un d’entre eux, s’appuie sur ce référentiel même si certains le font d’une manière plus prononcée que d’autres. Tout au long des siècles, s’est développé ici un Islam tolérant, d’ouverture et de respect de l’autre. Cet Islam est présent dans notre vie de tous les jours. En vertu des pouvoirs qui Me sont conférés par la Constitution, Je veille à sa pérennité. Je veille également sur les libertés publiques, dont Je suis le garant, pour que le champs politique soit ouvert à toutes les sensibilités politiques, tant qu’elles respectent scrupuleusement les règles démocratiques établies et les fondamentaux du pays.
Dans certains pays arabes, comme en Algérie voisine, il y a des groupes intégristes radicaux violents. Craignez-vous que se produise quelque chose de similaire au Maroc ?
Cette menace ne guette pas le seul Monde musulman. Le risque est aujourd’hui aussi élevé dans les pays européens que dans la rive méridionale de la Méditerranée. Regardez ce qui s’est passé à Madrid en mars. Les attentats ont été commis par des individus d’origine marocaine mais installés en Espagne depuis des années. Ils avaient des papiers’. Certains étaient même mariés à des Espagnoles. Ils étaient donc parfaitement intégrés dans la société espagnole. Voyez aussi ce qui s’est passé en Hollande (l’assassinat, en novembre, du cinéaste Théo Van Gogh). L’auteur est à la fois marocain et hollandais, né et éduqué aux Pays-Bas. La Hollande était citée comme l’un des meilleurs modèles en matière d’intégration. Nous avons proposé aux hollandais l’envoi de prédicateurs pour les aider à ce que leur population de confession musulmane puisse bénéficier d’une bonne orientation religieuse, mais la Hollande a toujours refusé cela en arguant que, même s’ils étaient d’origine marocaine, ils sont devenus citoyens hollandais. Par conséquent, ils ne pouvaient permettre au Maroc de s’immiscer dans leur vie religieuse, culturelle etc… C’est une décision que nous comprenons. Nous respectons la souveraineté des Pays- Bas. Le terrorisme nous guette tous, et nous devons coopérer pour le combattre ensemble. Pour parler de l’Algérie, elle a été particulièrement ravagée par le terrorisme. Je dois dire que ses autorités font face intelligemment à ce phénomène. Le problème n’est pas encore entièrement réglé, il y a encore des escarmouches, mais Je crois que l’Algérie est sur la bonne voie pour en venir à bout.
L’impact que peut avoir sur l’image du Maroc le fait que des natifs du pays commettent des attentats, vous préoccupe-t-il ?
Oui et c’est l’une des raisons, en plus de la prochaine visite du couple Royal d’Espagne, pour laquelle J’ai accepté de donner cette interview. Je voudrais que les Espagnols sachent que Je comprends parfaitement que l’image du Maroc suscite méfiance au sein de l’opinion publique après ce qui s’est passé le 11 mars. Je loue la sagesse avec laquelle a réagi la société espagnole. Elle a été très mesurée à un moment aussi brutal que douloureux. Le fait que le nombre de touristes espagnols continue d’être aussi élevé est la preuve de son bon sens. Il va sans dire que les Marocains condamnent le terrorisme quelle que soit la nationalité de ses auteurs. Mais le fait que les attentats soient perpétrés par des personnes d’origine marocaine a été pour Mes compatriotes et pour Moi un coup dur sur le plan moral.
Après les attentats perpétrés à Casablanca en mai 2003, plus de 2.000 personnes ont été jugées au Maroc pour terrorisme selon le Ministère de la Justice. Pour les organisations de défense des droits de l’homme, la répression a été excessive. La réponse n’a-t-elle pas été disproportionnée ?
Je vais répondre à cette question en prenant un certain recul. Il faut comprendre qu’après ce qui s’est passé, l’évaluation a été un peu exagérée. Je suppose que même en Espagne, il y a eu, peut-être, une réaction en chaîne (après les attentats de Madrid). Revenons au Maroc, il n’y a pas de doute qu’il y a eu des abus. Nous en avons relevé une vingtaine. Ces cas ont été signalés également par des ONG et par le Conseil Consultatif des Droits de l’Homme (organisme officiel chargé d’assister l’Exécutif). Aujourd’hui ils sont devant les tribunaux. Je voudrais saisir l’occasion pour saluer l’action des forces de l’ordre et de la police marocaines. Ce sont des personnes qui travaillent dans des conditions difficiles. Nous ne disposons pas des mêmes moyens que l’Espagne. Malgré ces conditions, on a exigé d’elles, après les attentats, d’être constamment mobilisées. Il faut à tout prix que pareils événements tragiques ne se reproduisent plus.
Avec l’arrivée au pouvoir d’un nouveau gouvernement, en avril, la diplomatie espagnole a modifié son approche vis-à-vis du conflit du Sahara. Que pensez-vous de cette nouvelle approche ?
Je voudrais dire, avant tout, que Je sais qu’un certain ressentiment existe au sein de certains milieux politiques espagnols sur la question du Sahara même si, Je dois aussi le souligner, le territoire a été récupéré en 1975 de façon légale et pacifique. Je souhaite que l’Espagne, qui a été présente au Sahara, nous aide de manière constructive, en adoptant une politique de neutralité positive comme le font d’autres pays amis. C’est une affaire dont J’ai parlé à plusieurs reprises avec les gouvernements espagnols successifs. Je les ai incités à ce que l’Espagne soit notre partenaire dans la recherche d’une solution du problème du Sahara en tenant compte du fait que le territoire est marocain. Il ne faut pas oublier que pour les sahraouis la marocanité du Sahara ne fait aucun doute. Ni Moi, ni le peuple marocain n’accepterons jamais de céder la souveraineté du Maroc sur ces provinces.
Quelle solution préconisez-vous pour le territoire après la démission, en juin, de l’américain James Baker, l’émissaire pour le Sahara occidental du secrétaire général de l’ONU ?
Pour nous il faut négocier une solution politique. Depuis 1996, de nombreux pays ont invité le Maroc et les autres parties impliquées dans ce conflit à chercher une voie alternative au référendum conventionnel prévu par le plan de 1991 et dont l’inapplicabilité était déjà manifeste. Nous avons pourtant accepté la solution politique appelée aussi troisième voie et qui consiste à permettre aux populations concernées de gérer leurs affaires dans le cadre de la souveraineté du Maroc. Maintenant, avec les meilleures intentions du monde, nous cherchons, avec l’ONU, à faire avancer cette solution politique négociée.
A quoi est due l’escalade de la tension entre le Maroc et l’Algérie depuis l’été dernier ?
Grosso modo, nous entretenons de bonnes relations avec l’Algérie. Il faut garder à l’esprit que la sécurité de l’Algérie est primordiale pour le Maroc. Concernant, par exemple, la surveillance des frontières, nous avons toujours travaillé ensemble pour empêcher que des groupes armés algériens ne trouvent refuge au Maroc. La relation personnelle entre le président Bouteflika et Moi-même est excellente. Ceci dit, il y a une grande différence entre ce que dit l’Algérie et ce qu’elle fait. On ne peut affirmer, d’un côté, en tant que simple membre de l’ONU, son attachement à des positions de principe comme l’autodétermination, et, de l’autre côté, mener une campagne virulente contre le Maroc en tant que partie au conflit. Le premier point est normal, mais le second, Je ne peux le comprendre. Bouteflika, en tant que président de l’Algérie, et Moi-même, en tant que Roi du Maroc, devons travailler pour aplanir les divergences et faire en sorte que la relation soit plus fluide.
Quel type d’autonomie le Maroc est-il prêt à appliquer au Sahara ?
C’est une question que nous sommes en train de discuter avec les Nations unies et, à cette fin, J’ai reçu Alvaro de Soto (représentant spécial du secrétaire général de l’ONU). Je crois qu’il est peut-être un peu tôt pour en parler à la presse.
Les efforts menés au Sahara ont-ils constitué un fardeau handicapant le progrès économique du reste du Maroc ?
Cela a été une charge mais pas un fardeau. Lorsque nous avons récupéré le Sahara, nous nous sommes rendus compte qu’il n’y avait pas d’infrastructures. Il fallait faire un effort particulier pour des raisons économiques, et évidemment politiques. Certaines provinces du sud ont connu en quelques années un développement fulgurant, supérieur à d’autres régions. L’économie marocaine, dans son ensemble, a déployé un grand effort pour favoriser ce développement. Nous ne le regrettons pas, car il était nécessaire de le faire. En plus de l’intérêt accordé au Sahara, nous avons pu aussi créer d’autres zones de développement. D’autres grands projets ont été réalisés ou sont en cours de réalisation comme, par exemple, le port de Tanger-Méditerranée (entre Tanger et Sebta), le réseau d’autoroutes, les infrastructures touristiques, la création de zones franches, etc…
Les arrestations des immigrés clandestins sur les côtes canariennes et andalouses ont connu une baisse de 18 pc en 2004 par rapport à l’année précédente. Quel bilan faites-vous de la lutte contre l’immigration illégale ?
Il y a toujours eu une volonté de faire face à ce problème. L’approche a, en revanche, évolué durant les derniers mois. Nous sommes conscients du fait que cette immigration représente un danger pour l’Espagne. Il en est de même pour le Maroc car la moitié des candidats subsahariens à l’émigration illégale finit par rester au Maroc, ce que l’opinion publique espagnole devrait savoir. Les différents gouvernements espagnols ont toujours demandé au Maroc d’accorder à cette question l’intérêt qu’elle requiert. Nous l’avons toujours fait. Nous essayons néanmoins d’agir avec le maximum d’efficacité. Nous sommes passés par différentes étapes. La première a consisté à augmenter les effectifs dont nous disposons pour cette tâche en rajoutant plus de forces. La deuxième a consisté à passer en revue les différents dispositifs déployés en vue d’une meilleure coordination. Pour ce faire, on a procédé à la création d’une nouvelle direction au Ministère de l’Intérieur chargée exclusivement de la lutte contre l’émigration illégale et les trafics des êtres humains et de drogue qui en découlent etc…
Les mesures adoptées fin 2003 ont eu suffisamment de succès au Nord mais beaucoup moins au Sahara, face aux Canaries.
Il est vrai que nous avons commencé par prendre des mesures dans le détroit de Gibraltar qui, jusqu’à récemment, constituait la plus grande préoccupation des Espagnols. Maintenant, la pression migratoire s’est accentuée vers le sud, en direction des Canaries. Il y a quelques semaines, J’ai donné des instructions pour que le dispositif dans le sud soit aussi étanche que dans le nord.
Que peuvent faire l’Espagne et l’Europe face à ce phénomène ?
Il faut travailler ensemble. Depuis des années, avant que ne soit annoncée la création en 2004 de patrouilles mixtes, la Garde civile, la Gendarmerie marocaine et la Marine royale mettaient déjà en commun leurs énergies. Cette collaboration n’a pas été rendue publique mais elle a donné lieu à des résultats suffisamment encourageants. Nous avons toujours demandé à l’Espagne et à l’Union Européenne dans son ensemble, de nous fournir les moyens nécessaires pour combattre ce fléau. Ce manque est toujours là. J’ai la conviction que l’Espagne est un bon avocat de notre cause auprès de l’Europe. Après tout, c’est le pays le mieux placé pour faire connaître la gravité de cette question.
L’Italie propose l’idée de création de centres de détention de candidats à l’émigration en Afrique du Nord et la Libye s’y est prêtée. Que pensez-vous de cette idée ?
Le problème entre la Libye et l’Italie ne se pose pas dans les mêmes termes qu’entre le Maroc et l’Espagne. Les flux migratoires depuis la Libye vers la côte sud de l’Europe sont moindres. En outre, entre la Libye et l’île italienne de Pantelleria il y a entre 50 ou 60 kilomètres de mer. Entre nos deux pays, il y a 14 kilomètres. Cela signifie que 90 pc des candidats se sentent, d’abord, attirés par le Maroc. Nous sommes disposés à résoudre ce problème entre le Maroc et l’Espagne. Mais en ce qui concerne ces centres, Je ne crois pas qu’ils vont contribuer à résoudre ce problème.
En octobre 2001, l’ambassadeur du Maroc en Espagne a été rappelé pour consultation. Pourquoi avez vous pris cette décision ?
Nos relations avec l’Espagne se sont brusquement détériorées entre avril et octobre 2001. Nous avions à l’époque enregistré des déclarations, des attitudes et des prises de position dans divers forums franchement hostiles à la politique, à l’économie et à la sécurité du Maroc. Cette cascade de faits m’a incité à rappeler pour consultation l’ambassadeur à Madrid pour attirer l’attention du gouvernement espagnol sur son attitude négative. Au lieu de tenir compte du fait que nous Marocains avions fini par tirer la sonnette d’alarme, les autorités espagnoles avaient alors feint d’être prises au dépourvu et avaient continué sur la même voie jusqu’à l’éclatement du conflit sur l’îlot de Tourah (que les espagnols appellent Perejil).
Pourquoi le Maroc a décidé, en juillet 2002, d’avoir une présence militaire permanente sur cet îlot ?
On est même allé jusqu’à dire en Espagne que le Maroc avait envahi un territoire espagnol. La rétrocession au Maroc des provinces du nord a commencé en 1956 et a duré jusqu’en 1959. Les Espagnols s’étaient alors retirés y compris de l’îlot. Tourah ne faisait pas partie du contentieux historique sur Sebta et Melillia. Au cours des années 60, il y avait même des forces marocaines installées à Tourah et Franco n’avait jamais réagi. Aznar serait-il plus franquiste que Franco ? Pourquoi avions-nous envoyé encore une fois des forces sur l’îlot ? Parce qu’on nous accusait de ne pas faire assez d’efforts pour endiguer l’émigration illégale. Avant l’invasion de l’îlot par les troupes espagnoles, des discussions avaient eu lieu à tous les niveaux. La diplomatie espagnole nous assurait alors qu’on n’irait pas jusqu’à un conflit entre nos deux pays et qu’on parviendrait à une solution sans recourir à la force. Le Maroc s’est senti insulté en voyant, peu après, comment il a été traité. Le Maroc s’est senti insulté quand il a vu surgir des navires de guerre espagnols, des hélicoptères qui ont assiégé et pris d’assaut un rocher situé à seulement 50 mètres de la côte pour arrêter 11 personnes, leur passer les menottes et les transférer à Sebta avant de les remettre aux autorités marocaines à travers Bab Sebta. Je voudrais à présent rendre hommage à Ana Palacio. En général, la diplomatie et les canons sont incompatibles. La ministre a défendu avec acharnement, pendant un certain temps, une affaire très délicate qui lui échappait. L’affaire ne se trouvait pas entre les mains de la diplomatie espagnole.
Pour le Maroc, qu’est ce qui a changé entre l’ancien et l’actuel gouvernements espagnols ?
Je le résumerai en un mot : La confiance. Le Premier ministre Zapatero et son gouvernement font confiance au sérieux du Maroc en tant qu’interlocuteur, partenaire et voisin. A présent, le respect mutuel s’est rétabli entre nous.
Ne gardez-vous pas un bon souvenir de José Maria Aznar ?
Je ne peux pas dire cela. Ce serait trop simpliste. Chacun de nous œuvre pour son pays. Il est vrai que les rapports auraient pu être meilleurs. Il est vrai que je n’en garde pas un souvenir agréable. J’ai eu l’occasion de le rencontrer avant le conflit qui nous a séparés de l’Espagne. Je dois reconnaître que nous avions alors des rapports suffisamment corrects. Ce qui s’est passé après a beaucoup assombri ces rapports. Je suis resté profondément déçu par le manque de confiance à l’égard du Maroc.
Cette crise a-t-elle porté préjudice à la coopération anti-terroriste ?
Heureusement, les intérêts supérieurs du Maroc et de l’Espagne, ont toujours été préservés. Pour ce qui est de la sécurité et plus concrètement le terrorisme, la coopération entre nos services respectifs, n’a jamais été affectée.
Le Maroc a renforcé ses relations avec les Etats-Unis à travers la signature d’un accord de libre-échange. Cela est-il compatible avec le maintien d’une relation privilégiée avec l’Union Européenne ?
De par sa spécificité géographique et géopolitique, le Maroc ne peut se contenter de consolider ses liens avec ses voisins du nord ou de l’est seulement. En plus, l’Europe est en train de s’élargir au nord et à l’est. Nous Marocains sommes obligés de ne pas mettre tous nos œufs dans le même panier. L’Espagne, contrairement à d’autres pays, ne s’est pas prononcée sur cet accord car elle considère qu’il s’agit là d’une affaire relevant de la souveraineté marocaine. J’ai constaté également avec joie que certaines entreprises espagnoles sont en train de projeter une excellente image du Maroc. Elles investissent au Maroc qui leur sert de plate-forme pour accéder au marché américain. Cependant, Il n’y a aucun doute que la culture marocaine est plus de nature méditerranéenne qu’anglo-saxonne. C’est pour cette raison que je ne comprends pas que certains milieux en Europe aient négativement réagi à cet accord conclu avec les Etats-Unis. Il s’agit là d’une initiative qui vient compléter, et non se substituer aux accords signés entre le Maroc et l’Union Européenne. Nous sommes un pays spécifique très engagé dans le Processus de Barcelone. Après tout, nous ne sommes qu’à 14 kilomètres des côtes européennes.
Le président Bush a lancé un projet de démocratisation dans le monde arabe appelé « Initiative du Grand Moyen-Orient ». Comment trouvez-vous cette idée ? Est-ce que le Maroc va devenir, comme le souhaite ouvertement Washington, l’élève modèle de ce projet ?
J’ai reçu, en mars à Al-Hoceïma, le secrétaire d’Etat adjoint, Marc Grossman. Il est venu m’exposer ce plan. Je lui ai dit, tout d’abord, que nous ne faisions pas partie du Grand Moyen-Orient, qu’il ne fallait pas mettre tout le Monde Arabe dans le même sac, que le Maroc se trouvait au Maghreb, en Afrique du nord. Nous avons plusieurs points en commun avec nos amis du Golfe ou du proche orient. Cependant, nous ne sommes pas confrontés aux mêmes réalités. Je lui ai ensuite dit que ce plan contenait des réformes, mais qu’en ce qui nous concernait, nous n’avons pas attendu cette initiative pour entreprendre ces réformes que nous considérions nécessaires. En plus de cela, nous en avons conduit de nombreuses sans aide. Je lui ai enfin dit que ce plan ne doit pas occulter d’autres problèmes. Il incite d’autres pays à évoluer, mais beaucoup d’entre eux, ne peuvent le faire tant que subsistent des conflits comme celui de la Palestine, et à présent celui de l’Irak. Ce serait une erreur que de tenter d’imposer un modèle. Ceci dit, nous entretenons des relations excellentes avec les Etats-Unis, un pays ami. Cependant, le fait d’être amis ne doit pas nous empêcher de dire les choses avec clarté.
16/01/2005
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