C’est dans un grand bureau déserté à la hâte que la nouvelle ministre de la Culture nous reçoit. Les murs sont blancs et l’espace est vide. Une impression de simplicité qui colle avec le personnage. « On n’a pas encore eu le temps de décorer », nous dit-elle en arrivant. Souriante et décontractée, elle avoue être bien rôdée pour les interviews.
« Tout le monde s’intéresse à moi », dit-elle d’un air surpris, comme si elle n’avait pas encore réalisé l’importance symbolique de sa désignation. C’est ainsi que la nouvelle ministre de la Culture à la Communauté française nous a reçu dans son bureau pour un entretien en toute simplicité. Sa priorité : revaloriser le secteur ; son souhait : être jugée sur ses compétences, et pas sur ses origines.
Le Souk : Femme, issue de l’immigration et de culture arabo-musulmane... A votre avis, ce sont aujourd’hui des atouts pour devenir ministre en Belgique ?
Fadila Laanan : C’est probablement un atout dans un premier temps puisque c’est parce que je suis femme et d’origine marocaine que les attributions qui m’ont été données l’ont été faites par Elio Di Rupo. Il a voulu marquer symboliquement l’évolution du parti puisque cela fait une dizaine d’années que des militants d’origine étrangère sont très fort impliqués dans le parti.
Et l’électorat, surtout à Bruxelles, est fortement maghrébin. On compte plus ou moins trente pour cent d’électeurs maghrébins pour le parti socialiste à Bruxelles. Elio est donc allé jusqu’au bout de la logique du discours qui est de dire : « le parti est effectivement ouvert aux populations d’origine étrangère ».
Mais c’est aussi une difficulté parce que quelque part, je suis vraiment attendue au tournant. Je suis attendue par les belgo-belges du parti qui râlent parce qu’ils sont là depuis des années et qu’ils se sentent oubliés, et puis aussi par les maghrébins d’origine qui disent : « on la propulse, on ouvre la porte, mais si elle se plante, on la refermera de manière violente. » Donc c’est vrai que la charge est très lourde sur mes épaules et que je n’ai pas droit à l’erreur.
Le Souk : Vous parlez d’une avancée symbolique en vous désignant à la tête d’un ministère. Mais le choix de la Culture, c’est aussi énorme d’un point de vue symbolique...
F. L. : En France, lorsqu’ils ont appris ma désignation, des journalistes culturels ont dit à des journalistes belges que chez eux, c’était inconcevable, car chez eux la culture est synonyme de la République, et l’on aurait pu mettre un étranger n’importe où sauf à ce poste.
C’est pour ça que j’ai toujours considéré la Belgique comme avant-gardiste sur les questions d’intégration. Il suffit de voir le nombre de députés d’origine étrangère en France. Ici, on me donne la Culture, l’Audiovisuel et la Jeunesse, ce qui n’est vraiment pas des responsabilités mineures.
Certains disent que c’est un peu dangereux de mettre une femme arabo-musulmane à la culture car c’est un peu le patrimoine, l’histoire de la Communauté française. Moi je pense que l’histoire de la Communauté française est aussi mon histoire. Je suis née à Schaarbeek, mon histoire est ici. Simplement, moi, j’ai un truc en plus, j’ai cette richesse culturelle supplémentaire qui fait que mon regard est aiguisé par rapport à tout ce qui touche la communauté maghrébine dont je connais les difficultés et les problèmes.
C’est clair que je serais très attentive à cet aspect là, mais en même temps, je ne suis pas le porte drapeau d’une communauté particulière. Simplement j’entends des jeunes qui me disent : « tu nous as rendus fiers d’être maghrébins, et maintenant on est tous derrière toi. »
Donc, je veux, quand je quitterai mon mandat, qu’ils aient tous cette fierté et ce regard plein d’espoir parce que quelque part, c’est une réussite aussi pour eux.
Le Souk : Vous êtes donc un exemple pour des jeunes victimes de l’exclusion sociale. N’y a-t-il pas aussi une exclusion culturelle pour certains jeunes issus de l’immigration ?
F. L. : La culture en Communauté française n’est pas une culture tout à fait dépouillée, aseptisée. La culture, c’est la diversité dans toutes les expressions des minorités présentes sur le territoire et qui doivent pouvoir s’exprimer et se retrouver dans les politiques culturelles en tant que telles, et pas seulement dans l’interculturel.
Je ne veux pas une politique culturelle avec un grand C, pour l’élite ou pour les initiés. La culture doit s’ouvrir à tous, elle doit être accessible à tous et chaque communauté doit pouvoir exister et s’y retrouver, qu’elle soit sub-saharienne, maghrébine, turque, espagnole, italienne, etc.
On est une communauté multiculturelle, surtout à Bruxelles. Donc c’est important que ce lien existe, que cette dynamique multiculturelle soit vraiment présente. Cela déplaira peut-être à certains, mais ça, je m’en fous.
Le Souk : On sait que la culture se porte mal chez nous. Très concrètement, le budget va-t-il enfin augmenter ?
F. L. : Si je dois écouter le secteur, il faudrait quadrupler le budget pour satisfaire tout le monde et ça, c’est impossible. Pas parce que le gouvernement considère que la culture n’est pas prioritaire, mais simplement parce que la Communauté française doit rendre des comptes.
Je vais évidemment me battre bec et ongles avec mon collègue du budget pour obtenir le maximum, mais ce que j’ai envie de faire aussi, c’est voir où je peux trouver des synergies entre les opérateurs culturels. Je pense qu’il est possible de les faire travailler ensemble et de faire des économies d’échelle en faisant beaucoup plus avec les moyens dont on dispose.
Dans un premier temps, il vaut mieux dire : « on ne va pas augmenter le budget car ce n’est pas possible ». Mais évidemment, en 2005, quand on va renégocier tout, j’espère obtenir plus. Vous dire à quelle hauteur, c’est impossible aujourd’hui. Ce que je ne veux pas, c’est que ce secteur soit toujours considéré comme le parent pauvre. Donc on va essayer de rééquilibrer les choses, notamment pour ce qui est des cultures émergeantes qui ont été méprisées ces dernières années.
Là on va retrouver le budget qu’il y avait au départ et qui a été supprimé par mon prédécesseur. Il y a aussi un défi très important que je vais lancer dans les jours qui viennent : ce sont les états généraux de la culture. Et là j’ai dit au secteur que si ils viennent simplement avec la revendication « on veut plus de fric ! », alors nous n’irons pas très loin. Mais si ils viennent avec des propositions, des priorités, en collaborant entre eux, je pense que là, on pourra avancer.
Le Souk : Par ailleurs, certains dossiers ne sont pas forcément bloqués pour cause de budget. Qu’en est-il du fameux plan de fréquences radio ?
F.L. : Pour l’instant, on est en train d’analyser juridiquement la question puisqu’il y a eu des recours au Conseil d’Etat. Donc moi j’aimerais bien avoir une vision claire de la situation juridique du dossier, et par rapport à ça, voir comment on peut le relancer. Il y a aussi de gros problèmes à Bruxelles qui se posent avec la Communauté flamande.
Là, je vais devoir sortir mon bâton de pèlerin et négocier avec mon collègue flamand. Mais il y a d’autres choses sur lesquelles je vais avancer assez vite. Notamment le fait que le seul technicien qui puisse faire une cartographie des plans de fréquences soit un membre du personnel de la RTBF.
Les opérateurs privés me disent : « Ce n’est pas normal, il ne peut pas être objectif ». Je vais donc mettre en place un service indépendant qui sera capable de faire ce travail dans les mois qui viennent, et on ne pourra plus dire que quelqu’un subit des pressions de la RTBF.
Le Souk : A part ça, quelles sont vos priorités ?
F. L. : Mon but est de redonner de la dignité aux secteurs qui ont été maltraités ces dernières années. C’est la première chose que je dois faire, c’est ma première mission. Ce secteur me connaît bien puisque j’ai déjà travaillé dans les cabinets de la culture et ils savent comment je fonctionne. Je suis quelqu’un de réglo, je ne vais pas faire des promesses que je ne peux pas tenir.
Mais en même temps, je ne vais pas faire de cadeaux. Je vais être extrêmement légaliste. Si par exemple la loi ou le décret ne correspond plus à la réalité, je suis prête à la faire changer par le parlement. Mais il est évident que je ne suis pas là pour saupoudrer les copains, ni pour leur rendre service. Je suis là pour bosser et rendre service à la collectivité.
Le Souk : Alors ça y est, on est dans la nouvelle culture politique ?
F. L. : Je pense que c’est de la nouvelle culture politique, mais c’est aussi toujours la manière dont moi j’ai fonctionné. Au niveau du gouvernement, la nouvelle culture politique, c’est de travailler dans la transparence, dans l’objectivité et dans le traitement égalitaire des nouveaux opérateurs.
C’est fini les procédures d’avant où on faisait un peu tout et n’importe quoi. C’est fini aussi les effets d’annonce. Vous savez, c’est très éphémère les effets d’annonce. Vous allez exister pendant deux jours en faisant les couvertures des magazines et après on se rend compte que vous avez bluffé. Donc je préfère avoir moins de couvertures de presse et qu’on dise plutôt de moi : « elle a bien travaillé, son dossier a été bien ficelé ».
Il faut annoncer les choses quand elles sont approuvées par les collègues. Pour l’instant c’est comme ça qu’on travaille et l’ambiance est très très bonne au niveau du gouvernement. Alors c’est peut-être parce qu’il y a plus de femmes, ça je ne sais pas... (rires)
Le Souk : Ca vous fait quoi d’être la première ministre « marocaine » en dehors du Maroc ?
F. L. : Le fait d’être ministre, je suis très flattée, je suis très fière pour moi qui vient de loin et pour mes parents, c’est quelque chose d’extraordinaire. Mais en même temps, j’ai vraiment envie que l’on parle de moi en disant qu’elle a bien mené sa barque, elle a été compétente, elle a fait son boulot comme il le fallait. Les premières interviews (je crois qu’on en a eu déjà une cinquantaine), c’était : « Vous êtes Marocaine et blablabla... ».
Je me disais : « j’espère qu’à un moment donné on arrêtera de parler de ça et que l’on me jugera sur mon travail plutôt que sur mes origines. Je ne les nie pas, c’est une richesse et ça fait partie de moi, c’est ma tête, je ne vais pas devenir blonde demain. Mais simplement, à un moment donné on a envie de dire : « Stop. Parlons d’autre chose. Parlons de moi en termes de compétence... ou peut-être d’incompétence... ». (rires)
Le Souk : Pensez-vous que vous auriez pu réaliser le même parcours au Maroc ?
F. L. : Je vous avoue que je n’en sais rien. D’abord j’ai une espèce de méconnaissance de l’histoire des ministres du Maroc. Mais vu mon parcours, je n’ai pas l’impression. Je me dis que, peut-être, il faut être issu d’une famille aisée, avoir l’occasion de faire des études...
Si on devait calquer mon histoire et celle de ma famille au Maroc, je ne suis pas sûre d’arriver au tiers du quart de ce que j’ai pu faire jusqu’à présent. Je n’ai pas l’impression que se soit si facile au Maroc pour les familles défavorisées d’y arriver. Ils doivent vraiment bosser comme des fous.
Moi aussi j’ai du bosser comme une malade pour y arriver, mais il y avait quand même des structures comme la bourse d’études, l’encadrement des parents, des amis, des professeurs... Donc, j’avoue que je ne sais pas si j’aurais pu réaliser le même parcours.
Le Souk, Interview réalisée par Taha Adnan et Romuald Arbe, Septembre 2004 - Wafin.be
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