L’heure était historique : après trois années de tractations, les représentants de l’islam avaient réussi à se mettre d’accord sur le partage des postes dans la future instance. Les hommes se sont assis devant, ont accaparé le micro. Puis se sont tournés vers la femme, l’ont appelée « soeur » et invitée à rejoindre, au premier rang, la place de Dalil Boubakeur, le recteur de la Mosquée de Paris, qui s’était éclipsé. La conférence avait déjà trop duré. Personne n’a écouté ce que Bétoule Fekkar-Lambiotte avait à dire.
Depuis, la potiche s’est cassée. Mercredi, la discrète Bétoule Fekkar-Lambiotte a fait porter sa lettre de démission au ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy. En cause, la trop grande place faite aux fondamentalistes au sein du Conseil français du culte musulman : « Je ne peux pas accepter pour la France ce que j’ai combattu de toutes mes forces en Algérie. » La déclaration est percutante. La sortie de scène réussie. Jusque-là, Bétoule Fekkar-Lambiotte était au mieux un nom, à peine une silhouette. Potiche ? Alibi ? Incarnation d’un islam à la française, laïc et républicain ? Ou crypto-suppôt d’Alger ? Depuis qu’en 1999, Jean-Pierre Chevènement, alors ministre de l’Intérieur, la convie à rejoindre la Commission chargée de préparer l’élection du Conseil, les qualificatifs n’ont pas manqué pour la décrire. Il est vrai que la dame n’a guère fait parler d’elle. Pas de prises de position publiques, pas de publications polémiques, pas d’appartenance affichée à une école de pensée sulfureuse... Tout juste sait-on que Bétoule Fekkar-Lambiotte est présidente d’une discrète association sibyllinement baptisée Terres d’Europe dont la vocation est d’« accélérer l’enracinement d’un islam européen, respectueux de toutes les valeurs de la République » ; et dont le siège se trouve rue de Valois, à deux pas du Palais-Royal, à des années-lumière des banlieues et des sauvageons. D’où l’envie de sonder un peu la dame.
La première impression ne dissipe pas le flou. Bétoule Fekkar-Lambiotte reçoit dans son appartement de l’île Saint-Louis à Paris. Décor d’antiquités asiatiques et africaines, vêture à l’avenant : grande bourgeoise chic. L’accueil est chaleureux mais réservé. « J’ai eu une éducation soufie [courant mystique de l’islam, ndlr>. Je suis imprégnée depuis l’enfance de ses principes. Et la première qualité des soufis, c’est l’humilité. » Interrogée sur son enfance, Bétoule Fekkar-Lambiotte décline son CV. Conseiller culturel à l’ambassade d’Algérie en France. Conseiller technique à la présidence de la République du Sénégal auprès des présidents Léopold Sédar Senghor et Abdou Diouf. Inspectrice de l’Education nationale en Seine-Saint-Denis (93). A force de questions, naît peu à peu l’image d’une petite Algérienne née à Casablanca au Maroc « mon père a été l’un des premiers cadres arabes des PTT. Il a établi la liaison par câble immergé avec New York, puis il est rentré en Algérie gérer ses terres. Je suis une paysanne. J’ai passé mon enfance sur les hauts plateaux du Sud oranais. » La fillette prénommée Bétoule « le surnom donné à la Vierge en hommage à sa pureté. C’est mon grand-père qui m’a nommée ». Une enfant gaie et rieuse « le Dieu soufi est joyeux », non voilée « je le dois à ma mère », et bachelière « la première de tout l’Ouest oranais ». Elle a été mariée deux fois « un petit peu de force à un magistrat algérien bien sous tous rapports qui m’a fait deux enfants et m’a répudiée », puis à un Français qui s’est converti à l’islam pour l’épouser. Les seuls sujets sur lesquels la dame se montre spontanément diserte sont le FLN : « J’ai appartenu à la Résistance. Ça a été la période la plus heureuse de ma vie. Mon idéal, c’était une République algérienne d’où les pieds-noirs ne seraient pas partis, mais où nous, les Arabes, aurions notre place et serions respectés. » Et sa foi : « Je suis profondément musulmane. J’aime l’islam. La richesse de la foi musulmane : tolérance, respect d’autrui, hygiène corporelle et mentale. »
Au début des années 80, Georgina Dufoix, alors ministre des Affaires sociales, lui propose de faire partie d’un groupe de personnalités musulmanes chargé de réfléchir à l’organisation de l’islam de France. Puis, en 1999, Chevènement. « Je me suis dit : "Enfin, on sollicite l’avis des musulmans." Je souffrais beaucoup que nous soyons perçus comme quantité négligeable alors que nous sommes la deuxième religion de France. Il y a une sourate qui dit que les musulmans doivent se consulter pour les affaires les concernant. Je suis croyante et pratiquante. J’ai accepté. »
Face à elle, la grande bourgeoise, qui habite sur les bords de Seine et parle un français des bords de Loire, va trouver une cohorte de « blédards ». Mélange de croyants plus ou moins authentiques, plus ou moins fondamentalistes, plus ou moins en quête de notabilité. Face à ces ambitions masculines, que pèse une Bétoule Fekkar-Lambiotte ? La dame contourne la question. « J’ai été prise dans le dilemme qui est : "Une femme c’est mieux que rien." J’ai continué à participer parce que mon éthique personnelle fait qu’on ne lâche pas quelque chose qu’on entreprend. » A priori, l’islam qu’elle prône n’a pas grand-chose à voir avec celui des fondamentalistes. Eux paient des avocats aux jeunes filles qui veulent porter le foulard à l’école ou au travail, elle clame : « J’ai été une inspectrice de la République française, et j’exige que les musulmanes se mettent en maillot et prennent les cours de natation. » Loin des luttes de pouvoir et de clans, Bétoule Fekkar-Lambiotte revendique une relation individuelle avec Dieu. Pour prier, elle ne va pas à la mosquée, mais s’enferme dans sa chambre, une pièce monacale peinte en blanc dont elle ouvre la porte au visiteur. Parfaitement intégrée à la société française, elle fréquente un Tout-Paris oecuménique. Le conseil d’administration de Terres d’Europe comprend des athées, des catholiques, des musulmans...
Pour Sarkozy, le départ de cette femme qui incarne un islam laïc et républicain fait donc désordre. D’autant que sa démission pourrait également fâcher l’Algérie. Cette ancienne du FLN, serait très proche du gouvernement en place de l’autre côté de la Méditerranée. Un conseiller d’un précédent ministre de l’Intérieur reconnaît d’ailleurs qu’elle a été nommée au sein de la Commission pour renforcer le camp des Algériens, emmené par la Mosquée de Paris, et contrebalancer celui du Maroc et des pétromonarchies. L’Algérie a peut-être perdu un pion. Bétoule Fekkar-Lambiotte dit aujourd’hui qu’elle a récupéré sa liberté de parole. L’avenir dira si l’islam de France y a gagné une voix.
Libération France