De nombreux artistes marocains dénoncent l’avidité des organisateurs de festivals à s’accaparer du cachet du chanteur en échange de l’inscription de son nom à l’un des évènements d’été. Ils appellent le ministère de la Culture à intervenir.
Malgré la censure, le succès ne se dément pas pour l’humoriste marocain, qui dénonce les tares du régime à coups de sketches féroces.
Un jour, un ministre français des affaires étrangères, qui voulait prouver qu’il connaissait du Maroc autre chose que le palace de La Mamounia à Marrakech, lança : "Bziz est un de mes amis." La référence était imparable. Bziz, c’est, en quelque sorte, le Maroc d’en bas. Il en est l’avocat le plus talentueux et le porte-drapeau le plus célèbre.
Lorsqu’on fait profession d’humoriste dans le royaume de feu Hassan II, la position est inconfortable. Depuis quatorze ans, Bziz – de son vrai nom Ahmed Sanoussi – est à l’index. La télévision le boude, la radio l’ignore et les salles de spectacle se cadenassent. Pour le contact avec le public, il lui reste les spectacles à l’étranger. Il est monté sur les planches aux Etats-Unis et au Canada, a joué en Allemagne et aux Pays-Bas. L’Espagne l’a accueilli en novembre. L’année prochaine, ce sera la France et peut-être la Belgique. Mais toujours pas question de se produire au Maroc.
Paradoxalement, ce silence imposé ne nuit pas à la notoriété de l’artiste dans son pays. C’est même l’inverse : la censure entretient et alimente la réputation de Bziz. Il est plus connu que le premier ministre. Dans la rue, les gens l’accostent. Sa notoriété dépasse les frontière du royaume. Interrogez l’un de ces travailleurs immigrés qui, à Paris, le soir venu, fait le ménage dans les immeubles de bureau, il sait qui est Bziz – une onomatopée piquante qui renvoie au théâtre populaire maghrébin. Bziz, c’est l’autre roi du Maroc.
Sa popularité se nourrit moins des rares spectacles qu’il donne à l’université ou dans des salles privées, à l’invitation d’un mouvement étudiant ou d’une association de défense des droits de l’homme, que des enregistrements pirates qui les prolongent. Empruntant des réseaux parallèles, les cassettes de l’humoriste circulent dans les échoppes de musique. Leur qualité est aussi médiocre que le prix est dérisoire. Les clients exigeants ont toujours la possibilité de se procurer des enregistrements officiels, en partie censurés. L’œuvre de Bziz se résume à une douzaine de cassettes qui correspondent à autant de spectacles : Les Bourchoix, Le Visa et la Valise, Les Noces de chacals... C’est le gagne-pain de l’artiste. Autant dire qu’il ne roule pas sur l’or.
Bziz, c’est un mélange de Coluche, de Dario Fo et de Fernand Raynaud. A l’image d’un Raymond Devos, son one-man-show mêle monologues et morceaux de musique. Il parle comme il chante, change d’accoutrement comme de personnalité, saute de l’arabe au français. Son comique est fait de bric et de broc, de ces choses minuscules qui tissent la vie quotidienne de ses compatriotes. Bziz "joue sur les mots et commente l’actualité politique et sociale en démontant le système et la langue de bois", écrivait à son propos Tahar Ben Jelloun.
Les tracas de l’administration, l’injustice, la corruption, le mépris du pouvoir envers le peuple, le chômage sont autant de prétextes pour faire rire en tirant profit des subtilités de l’arabe dialectal. Dans son dernier spectacle, La Soirée des infos – une parodie des journaux télévisés du royaume –, il évoque les élections législatives de l’automne, "les premières truquées de manière transparente et honnête", l’absence d’alternance "même dans les saisons, ce qui explique la sécheresse", le "dopage électoral" au profit de partis qui disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus. Dans un sketch, Bziz campe un haut responsable décidé à déclarer la guerre à la corruption, qui lance à la cantonade : "Combien vous me donnez pour éradiquer ce mal ?" Dans la bouche de Bziz, Maghreb ouna, watani ouna (Notre Maroc, notre patrie) – un chant patriotique – devient Maghreb ONA, Watani ONA, du nom du plus important conglomérat industriel marocain, l’ONA, dont la famille royale est l’actionnaire de référence. Inspiré par le goût de Mohammed VI pour le sport nautique, il a trouvé au fils de Hassan II le surnom "Sa Majetski".
En prenant la défense du petit peuple, Bziz reste fidèle à ses origines. "Je suis issu d’une famille riche d’humanité et pauvre de la poche", résume-t-il. Sa jeunesse fut celle d’une partie de la génération de l’indépendance : des parents transplantés de leur campagne vers les faubourgs populeux qui s’étendent au-delà de Casablanca ; une kyrielle de frères et de sœurs, et la rue pour faire l’apprentissage de la vie. L’adolescent ambitionne d’être avocat, mais il a le don de savoir raconter les histoires. Ce sera donc le conservatoire d’art dramatique plutôt que la faculté de droit.
PESTIFÉRÉ EN HAUT LIEU
Dans les années 1970, l’enfant de la casbah a déjà son nom de scène et un acolyte, Baz, avec lequel il sillonne le royaume. "Nous étions politisés sans l’être vraiment. Les autorités pinaillaient sur le contenu de nos spectacles. La jeunesse faisait de la résistance. J’ai connu des militants qui ont disparu, victimes de la répression. Auparavant, j’avais vu dans mon quartier des gens pris de pitié donner à manger à des soldats efflanqués qui ensuite allaient leur tirer dessus."
Formé à l’école de Jacques Lecoq, qui l’accueille un an dans son école parisienne, l’artiste se radicalise. Ses sketchs dérangent, et son activisme déplaît. Avec le pouvoir, la guerre est déclarée. Le journal satyrique qu’il a lancé (La Huppe), interdit au bout de quelques numéros, vaut à son directeur plusieurs jours dans un commissariat. Quelques années plus tard, pris dans une manifestation de jeunes diplômés chômeurs, l’humoriste est sérieusement malmené. "Au Maroc, sourit-il, un artiste devrait prendre des cours de karaté."
L’arrivée sur le trône de Mohammed VI n’a pas vraiment changé le statut de Bziz. Capable de drainer des milliers de spectateurs, l’artiste est toujours considéré comme un pestiféré en haut lieu. Une pétition contre le "muselage" dont il est victime circule à l’initiative de l’Association marocaine des droits de l’homme (AMDH).
De leur côté, faute de pouvoir le récupérer, ses adversaires ont fait courir le bruit que Bziz était antisémite, puis proche des islamistes. La première accusation, née d’une attaque ad hominem contre un conseiller juif du roi lors d’un meeting de soutien au peuple palestinien, au début de la seconde Intifada, a laissé des traces. Bziz en est meurtri, se défend contre un "procès d’intention de gens qui n’étaient même pas dans la salle".
L’humoriste croit à la justesse de son combat. "Jamais un dictateur ne réussira à vaincre le rire. Je veux continuer à lutter pour la liberté. Il faut que le pouvoir comprenne que, si rien n’est fait, le pays va connaître une Intifada."
Jean-Pierre Tuquoi pour lemonde.fr
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