Le gouvernement marocain s’apprête à modifier le Code de la famille ou Moudawana pour promouvoir une égalité entre l’homme et la femme et davantage garantir les droits des femmes et des enfants.
La petite ville d’Azemmour avait fait les frais d’une bande de fous de la trique qui avaient sévi dans le milieu des jeunes adolescents. Il y a dix ans, tombait un policier qui avait défrayé la chronique pour viol et séquestration de mineurs livrés à eux-mêmes. Une affaire d’homosexualité qui avait aussi traumatisé un bon nombre d’enfants qui aujourd’hui encore gardent un souvenir sombre de ces hommes qui abusaient d’eux.
A l’époque, Arbad Bouchaïb, policier de son état, a été écroué et condamné à mort. Le chef d’inculpation était lourd puisque l’ex-policier était aussi accusé d’abus de pouvoir pour obliger les mômes à venir dans sa chambre. Aujourd’hui, Arbad Bouchaïb ne nie rien de ce qu’on lui a reproché. Il dit avoir eu plusieurs rapports avec des mineurs, mais refuse toujours d’endosser tous les crimes des autres qu’on lui a « collés à la peau » comme si j’étais un monstre ou un sac à #### où ils avaient fourré toutes leurs affaires en suspens ”.
Amer et résigné
Quand il est entré dans la pièce qui sert de lieu de rencontre avec les condamnés à mort de la Prison centrale de Kénitra, Arbad Bouchaïb avait ce regard qu’ont tous ceux qui en veulent à la vie. Ceux qui ont la conscience lourde, le cœur plein de remords et de regrets et qui ne trouvent aucune voie pour expier le mal d’hier ni guérir leurs propres blessures et surtout les fêlures causées aux autres. Le regard est éteint. On devine que Bouchaïb n’avait pas fixé quelqu’un dans les yeux depuis des années. Son œil est fuyant, bas, résolument ancré dans le passé, loin de ce jour où il devait tomber, laisser derrière lui des années de plaisir au milieu de corps d’éphèbes qu’il remodelait, façonnait et qui lui servaient de passeport pour le paradis des sens. On peut dire, à voir tituber cette silhouette frêle et pleine à craquer des vicissitudes de la vie, que Arbad Bouchaïb revient de l’enfer. Il n’y a pas l’ombre d’un doute, les traits sont striés avec des souvenirs qui en disent long sur la longue et inévitable chute vécue jusqu’à travers les fibres intimes de son âme.
L’enfer, c’est comment ? Cela ressemble-t-il à ce que l’on évoque dans les livres, avec ses chaudrons crépitants et ses mers de feu ? On aurait pu poser la question à cet homme et obtenir une réponse qui aura toute notre adhésion, notre croyance sincère, notre compassion de ce que l’on ne sait pas mais que l’on devine, par ricochet, sous les pensées des autres. Non, son enfer avait ce visage hideux composé de fragments d’autres figures sans noms, des dizaines de bouches qui implorent ou disent leur silence dans des rictus étranges. L’enfer selon Arbad avait la couleur délavée des mauvais rêves, une méduse en faction devant la porte et des têtes de serpents rongeant le cœur même des beaux jours.
Bouchaîb ne se doutait pas que lorsqu’un jour les délices de la chair allaient devenir feu calcinant, sa tête à lui serait celle, méconnaissable, d’un véritable satire qui se rira de lui-même jusqu’à la fin des temps… La tête en question est aujourd’hui longue, presque chevaline, le regard torve, la bouche édentée depuis cette époque où le mauvais alcool coulait à flots sur les flancs d’éphèbes langoureux. Il s’excuse de venir nous parler comme si toute initiative, tout mouvement qu’il entreprend devenait suspect. Et il ponctue chaque geste d’un “je ne sais pas…” qui était le fond même de ce qu’il vivait dans sa cellule. Le manque de clarté, le flou, la méconnaissance, l’ignorance de soi, de tout, de ce qu’il a été et de ce qu’il ne sera plus jamais. Cet homme est défait, décomposé, bouffé à vif par les vers de la culpabilité. Et si un jour toute la terre venait à oublier ses crimes, lui seul aura encore tout un désert à traverser avec des pancartes à chaque pas lui rappelant ce qu’il a fait.
Arbad Bouchaïb qui a fêté ses quarante ans le 4 août dernier derrière les murailles hautes peintes en jaune sale de la Prison centrale de Kénitra est un véritable Zemmouri. Une fratrie de sept frères et sœurs, un père aujourd’hui mort, le cœur plein de chagrin et une mère toujours vivante qui combat la honte et essaye de faire comme si tout cela n’a été qu’une mauvaise farce du destin. Son enfance s’est déroulée à Bab Laâguiba au milieu de gamins aussi insouciants que frétillants de vie qui n’avaient en tête que la rue, le jeu et les mauvais tours. Il n’a jamais été un mauvais garçon, il n’a jamais été porté sur les bagarres, les accrochages avec les autres. Un tantinet docile, il voulait être dans les bonnes grâces des autres, ne pas s’attirer la rancune de qui que ce soit pour tirer son épingle du jeu. On imagine ce gringalet de dix ans courant dans les ruelles pourries d’Azemmour, pieds nus et la tête dans le fleuve où il allait passer la majeure partie de la sainte journée. L’école était un lourd fardeau qu’il fallait porter le plus loin possible sans trop se fouler. Ca passe ou ça casse et si tout venait à capoter, il n’y a aucune place au remords : “je n’ai jamais été très doué, mais je faisais ce que je pouvais pour passer d’une classe à l’autre jusqu’au baccalauréat”. Faire ce qu’il fallait au cas où il serait un jour obligé de compter un peu sur ces vieux cahiers déchirés qu’il jetait à terre avant d’attaquer une course fébrile derrière d’autres gamins ou une partie de football entre copains devant l’école boudée. Pourtant, l’école reste un souvenir vivant dans la mémoire de Arbad Bouchaïb, avec ses zones d’ombre et de secrets qui ne seront jamais dévoilées…
Le feu de la chair
Entre le cours de mathématiques, où il s’ennuyait en comptant les mouches, et le cours de français qu’il appréciait un peu plus, mais juste ce qu’il faut, où il regardait hagard les mots nouveaux danser devant ses yeux, il y avait cette éternité de la vie qui l’écrasait de tout son poids et surtout l’ennui qui le taraudait jusque dans son corps comme une lame d’acier brûlante. “Je ne pensais qu’à une chose, mon sexe que je découvrais à l’adolescence”, dit Arbad Bouchaïb. C’est l’époque où les copains font des exercices de comparaison entre eux, des concours sur la base de la longueur et de la rondeur et où l’on rigole de cette chose amorphe et si étrange plantée par la nature entre les jambes des mâles et qui souvent, très souvent leur fait mal.
C’est aussi l’âge où Arbad Bouchaïb rêve d’un ailleurs qui le mènera loin de sa ville pour vivre d’autres plaisirs. Bouchaïb était perdu entre son corps et ceux des autres gamins qui évoluaient autour de lui. Il ne comprenait pas ce qui lui arrivait, pourquoi il se raidissait à la vue d’autres garçons alors que ses semblables n’avaient de cesse de s’épancher sur les rondeurs des fillettes et les poitrines naissantes des voisines. “Très tôt, c’est venu. Je ne sais pas comment. C’est Dieu qui décide de tout ça. Moi je ne faisais qu’obéir à mon corps”. Oui, ce corps qui nous dépasse, nous entraîne dans des abysses que lui seul connaît, cet ensemble de chair, de sang et de nerfs qui bouillonne, fulmine et décide de lâcher son dard sans crier gare. Oui, Bouchaïb était pris au piège de sa chair qui lui demandait plus qu’il ne voulait ou pouvait donner. Et pourtant comment dire non, comment se rebiffer, refuser d’obéir ? Sodome et parfois Gomorrhe. En 1987 Bouchaïb est arrivé malgré tout au baccalauréat. Il est alors âgé de 24 ans. Oui, c’est possible puisqu’il était aussi un redoublant, un cancre presque, un dernier de la classe qui grappillait des points en plusieurs années alors que le reste des élèves passait l’année haut la main. A vingt quatre ans, d’autres sont déjà enseignants sans être des génies, lui il a pris le temps de suivre son rythme. “je n’étais pas fait pour les études, lâche-t-il écoeuré de tout ce temps perdu, un sourire nerveux sur les lèvres. C’était clair dès le début, mais je ne pouvais pas laisser tomber. Il fallait aller au bout”.
Au bout de lui-même, c’est-à-dire redoubler presque toutes les classes, revenir chaque année à la case départ, la honte au front. Et c’est là l’un des drames de cet homme. Déjà jeune, il devait apprendre à biaiser avec la honte et l’image qu’il se renvoyait à lui-même. Puis avec les jours et les nuits qui défilaient, il a fallu surtout faire en sorte que la honte cesse, soit transmuée en autre chose de presque inqualifiable. Alors arrivait le temps de l’alcool. Il y noyait son remords, faisait couler sa honte par les goulots et s’oubliait dans l’étanchéité de l’esprit. Comme si un compartiment de son être était impénétrable. On fait table rase de ce qui dérange et on s’occupe du présent, du maintenant, du plaisir : “c’était ce qui m’aidait à oublier que j’avais raté beaucoup de choses. Je buvais beaucoup à El Jadida, sur les rives du fleuve, avec les copains et on draguait les minets”. Et sur le chemin de la perdition, il découvrit les plaisirs de Sodome, de la chair masculine. Il avait un studio qu’il louait à peu de frais, se mit à y recevoir quelques bambins qui partageaient ses après-midi et ses soirées. Il préférait les garçons de treize ou quatorze ans, à la fleur de l’âge et s’arrangeait d’abord pour les inviter à prendre un pot, une bière fraîche, leur offrait à manger avant d’aller au lit. Il dit : “à cette époque, c’était toujours bien, car j’avais toujours un ami avec moi”. Et il nous décrit sa vie de jeunesse, à El Jadida, où “les touristes venaient dans cette ville car ils y avaient des amis. Toute ma clique allait avec des hommes. Ce n’était pas mal vu et même que certains gagnaient des sous en passant des nuits avec des touristes”.
El Jadida était et est toujours avec Azemmour la capiale, entre autres régions chaudes du Maroc, du plaisir et des nuits chaudes. On imagine des gosses pris dans les filets d’hommes plus sûrs d’eux, qui laissent voir de beaux billets de banque flambant neufs et qui étaient prêts à payer des sandwichs au merguez à tout le monde. La tentation est grande et les gamins se font la main ou autre chose et décident de ne plus passer à côté de “la belle vie”.
Bouchaïb laissait-il transparaître une pointe de nostalgie en se remémorant ses années de joie et de grande débauche ? A en croire ce visage constamment fuyant, ce regard absent, cette bouche torve et tordue, sans dents, rien n’est moins sûr. Plutôt une grande amertume et la honte, cette même sensation d’être sale sur laquelle il reviendra souvent. “Après, quand j’avais décidé de tout arrêter, je me sentais toujours en proie à un sentiment étrange de saleté et de malaise, s’épanche-t-il acculé pendant un moment face à la mémoire. Je ne savais pas pourquoi, d’ailleurs je n’ai jamais compris ce que j’avais”.
Toute une vie jusqu’à l’âge de trente ans à faire les 400 coups avec des mômes, des adolescents appâtés qui se laissaient toucher sans trop de résistance, tantôt apeurés par leurs propres réactions, ce corps qui se laisse aller devant la chaleur montante et incontrôlable, tantôt effarés par ce corps d’adulte rougi à blanc qui haletait et poussait des soupirs d’outre-tombe. Le souvenir du lycée Moulay Bouchaïb, qui lui rappelle son propre nom sanctifié par le dos tourné au savoir, est loin derrière. C’est plutôt un mauvais souvenir, une page que l’on tourne et que l’on oublie.
Le flic et le pouvoir
De 1987 à 1990, ce sont les années folles, les années sombres, les années du danger , les années de la chair qui se consume sous des feux venus des entrailles. Bouchaïb est alors au summum de son art, il est le maître de son patelin, l’homme qui frappe et qui tourne le dos, l’émir pédophile qui ne pense plus à rien d’autre. “Je n’avais que cela et le temps à tuer. Je passais des concours pour trouver du boulot, sans succès. Ma famille commençait à s’inquiéter mais elle ne se doutait de rien du tout. Tout se passait dans le secret et sans violence”. Mais où débute celle-ci et où finit-elle si jamais il y a une fin à la violence ? Inutile d’attendre une réponse de la bouche d’un homme aux multiples amnésies. Il ne sait plus dire que deux mots : honte et prière. Honte de tout et prière pour se laver de tout. Le chemin facile vers la rédemption ! Encore faut-il savoir où il mène et de quelle expiation il s’agit ? Lui, ne sait encore rien sauf ce que son corps continue de lui susurrer dans la noirceur des jours : “tu as pêché et tu dois trouver un moyen pour te faire pardonner. Alors prie Dieu et tais-toi”. Mais le silence n’arrange pas les choses puisque très vite dans le quartier, les langues se délient et on commence à douter des fréquentations de ce jeune chômeur qui n’aime que les garçons. Parce que les filles étaient toujours de simples monnaies d’échange, des pièces de rechange, des sauf-conduits pour tromper le sort. Le flic et le pouvoir.
Puis, au fil des mois de cette vie décousue qui allait durer trois ans, où sans travail, vagabond, il allait errer dans la nuit totale, toucher le fond, racler l’amertume des êtres, Arbad Bouchaïb devint peu à peu violent avec ses partenaires, glissant dans la vague des plaisirs durs. Il ne séduisait plus mais il chassait les hommes, prenait un malin plaisir à choisir une proie difficile, qu’il asservirait mieux, la victime qu’il terroriserait pendant de longues heures, parfois de longues journées car beaucoup de ceux qui tombaient dans les filets du futur policier devaient endurer un calvaire qui durait trois, quatre ou même sept jours… “Non je n’ai jamais été violent. Non, jamais.” Il n’en démordra pas. Il jurera ses grands saints qu’il y allait doucement, tout en misant sur le verbe mielleux et les gestes gentils. Pourtant, il y a eu des plaintes pour violence et séquestration de gamins, retenus malgré eux dans une chambre où ils devaient voir défiler derrière eux, sur eux des hommes, la moustache bien en place et la barbe rasée la veille. “Les gens ont gonflé les événements. Je n’ai jamais dit que je ne sautais pas les mômes, mais je n’ai jamais frappé ni retenu qui que ce soit malgré lui. Ce sont des mensonges. Et c’est cela qui me fait le plus mal. Parce que moi, je n’ai jamais joué le jeu de tout nier en bloc, j’ai toujours dit ce que j’avais fait, mais je ne peux pas accepter que l’on me mette sur le dos tous les autres crimes que je n’ai pas commis”. Là, l’homme change, le visage brunit, le regard se lève à peine et la bouche tremble sur le vide sans dents. Il crie presque et refuse encore une fois de lever les yeux et de nous dire en face, les yeux dans les yeux, qu’il était presque innocent de certains crimes… Le pédophile va à El Jadida, un beau matin de l’année 1990 et passe un concours pour intégrer les services de la police. Il réussit. Miracle.
Le paresseux de la classe, celui qui a usé les bancs de classe à force de ne pas vouloir trop changer de classe, enlève le concours et se voit promu à un autre rang social. Quelle transition dans la vie d’un type qui se prenait pour un looser sauf quand il était en train d’allécher un môme avec une gorgée de bière et un beau sandwich ! Policier ! Quelle fierté pour la famille qui croit que le gosse perdu avait trouvé une voie à suivre. On est donc rassuré : “j’étais heureux et je me disais que ça y est, il fallait tourner une page. Je voulais couper avec les anciens amis qui étaient toujours là à vouloir m’emmener avec eux pour draguer, faire d’autres coups.” Cela sonnait faux, il y avait quelque chose dans la voix qui ne collait pas aux mots, leur donnait une teinte tronquée. Et si c’était là que le pédophile, devenu flic, pensait faire carton plein ? Et si c’était à ce moment-là que la porte de la joie avait ouvert grands ses volets ? Et si c’était la griserie du pouvoir naissant qui lui donnait des ailes pour aller ramener du beau gibier sans casquer ? Et si encore c’était l’uniforme, le bel uniforme de monsieur l’agent qui allait désormais faire tout le boulot, les préliminaires et tout le reste ? “Oui, les gens ont dit après le procès que j’usais de ma position pour faire peur aux gens, les menacer de ne rien dire pour continuer à faire mes trucs. Oui, tout le monde peut le penser, mais ce n’est pas vrai ”.
Pourtant là encore, il y a eu des enfants qui avaient attesté avoir été menacés, avoir eu peur de cet uniforme synonyme pour eux de silence, de mutisme absolu même devant Dieu le jour du grand jour. Pourtant, il y a les familles qui accusent, les voisins, les copains, les connaissances, d’autres flics, bref, la coupe était pleine et Bouchaïb le saint en uniforme voulait la vider sans sourciller.
Trois années de bons et loyaux services pour aller défoncer le sort, lui rouler des yeux, lui casser la gueule de temps à autre et s’il n’était pas content lui dire d’aller voir la police !!! Bouchaïb assure, se fait un beau tableau de chasse avec d’autres copains qui eux aussi trouvaient leur compte dans cette promotion presque pré-écrite qui leur assurait une vie de plaisirs interdits sans se faire du souci, puisque la police c’était aussi eux ou presque puisque l’ami des grands coups, des nuits à fourrager dans les nacelles de l’adolescence, était monsieur l’agent que tout le monde saluait, le respect dans le regard.
Les garçons tombaient facilement, impressionnés. “Oui, même après avoir endossé l’uniforme j’ai continué à sortir avec des garçons, mais je voulais arrêter. Il y avait juste les anciens copains qui ne me laissaient pas tranquille”. Il paraît que dans ce tas d’anciens amis de fortune, il y en avait un qui le menaçait de tout dégoupiller s’il ne le laissait pas ramener des gamins chez lui, dans sa chambre, dans la maison familiale, avec la mère, les sœurs et les frères juste là derrière la porte ne se doutant de rien. “Oui, on m’a menacé de tout dire, alors j’ai cédé des fois. Il m’est arrivé de partir au travail en laissant des amis avec des garçons dans ma chambre”. On imagine cette famille dont l’un des fils est un policier. Alors plus personne n’a plus le droit d’ouvrir la porte sacrée de sa chambre. On n’ose même plus faire de bruit de peur de déranger monsieur l’agent qui peut piquer sa crise et rouspéter qu’on l’a dérangé alors qu’il était occupé à résoudre un sérieux problème de désordre public !!
La chute est dure, monsieur l’agent
“j’avais trouvé une bonne place à la Cour d’appel d’El Jadida. J’avais une vie bien, de bons collègues qui ne savaient rien de ce que je faisais jusqu’au jour où c’est tombé comme une malédiction”. Bouchaïb est de ceux qui pensent que le mal finit toujours par éclater en petits morceaux pour éclabousser d’abord celui qui l’a fait et puis tout le reste, l’entourage, la famille, les amis… A cette époque, Bouchaïb, sachant qu’il était un peu sur le fil du rasoir, voulait masquer le tout par un mariage. Il décide alors de se marier avec n’importe quelle épouse qui fera office de vitrine sociale, de succédané en cas de crise : “Il n’y avait que le mariage pour calmer les choses. Cela m’aurait permis de tourner peut-être la page”. Il espérait balayer le passé, les gamins, les jeunes éphèbes qui venaient remplir son lit, les nuits de beuverie et de plaisirs charnels. Une femme ? Pourquoi pas. Il n’y a pas meilleure couverture sociale pour tuer le doute, calmer la curiosité des autres, biaiser encore une fois avec la vie. Entre temps, les petites frappes à gauche et à droite faisaient leurs petites besognes comme si de rien n’était.
Le début de la fin
Bouchaïb assurait le logis et les copains ramenaient des enfants, des adolescents chez lui. C’est par une matinée pas comme les autres en 1993 que tout devait éclater au grand jour : “deux copains sont venus me voir avec d’autres gamins. Ils m’ont dit qu’ils voulaient faire la java. J’ai accepté et on a fait la fête. Mais le lendemain il a fallu que j’aille travailler. Je les ai laissés à la maison, dans ma chambre. Ils y sont restés quelques jours. Puis ils sont partis. Moi, je ne me doutais de rien. Je pensais que c’était comme toutes les autres fois où l’on avait fait ça avec d’autres types. Mais c’était cela le début de la fin”. Parce que dans le tas des gamins qui y sont passés ce soir là et les autres trois jours de sexe intense, il y avait un gosse qui n’avait pas la conscience tranquille ou qui avait très peur de ce qui venait de se passer. Il rentre chez lui, déballe tout à la famille, raconte les nuits de sodomie dans les détails, évoque le flic en uniforme chez qui tout s’est déroulé… La famille qui voit de très près que le corps de son enfant avait légèrement changé, porte plainte et la police se saisit de l’affaire. “On a arrêté un des copains qui était chez moi l’autre nuit avec ce gamin qui a tout raconté. Il a tout avoué et les flics sont remontés jusqu’à moi. Et c’était là, la la honte de toute ma vie. Ma famille ne savait plus où se mettre, le quartier parlait, mes collègues policiers me regardaient de travers. C’était ma fin”. Dans le quartier on se rappelle encore de cette histoire que l’on détaille comme si c’était hier : “oui c’étaient des fous qui enfermaient des gosses et leur faisaient des choses pas bien”, raconte une voisine qui en savait long sur toute cette histoire. On nous montre alors la maison de l’un des gosses qui avaient précipité la chute de la bande à Arbad, mais le jeune homme était intouchable. Normal, c’est un lourd fardeau qu’il traîne sur le dos et qu’il voudrait garder pour lui tout seul : “non, rien à dire”. Sec, le visage noir de colère. Pas la peine d’essayer de savoir plus de choses auprès des autres familles qui sont venues un jour au tribunal avec leurs progénitures confondre les pédophiles. Arbad fut donc emmené par ses collègues qui ont travaillé avec lui et ne savaient rien de lui : “je ne savais pas où me mettre quand je les voyais venir pour m’emmener au tribunal. C’étaient tous des copains. Ils faisaient semblant de ne pas m’en vouloir, mais je savais qu’ils étaient très furieux”.
Pire encore, de passage au tribunal à El Jadida, c’est un juge qu’il connaît, qui le voyait toujours en poste au tribunal qui le juge. Arbad est laminé, découpé en millions de petits morceaux. La suite n’est qu’une succession de problèmes : “le mari de ma sœur l’a congédiée en lui disant qu’il ne pouvait garder pour femme une fille dont le frère est un pédophile”. Ce drame survenu à sa sœur le torture plus que tout : “non seulement j’ai foutu ma vie en l’air, mais celle de ma famille est entachée de honte jusqu’à la fin de notre vie à tous. Et vous savez ce que c’est au Maroc”.
Quand la police est venue perquisitionner chez lui, ils ont trouvé des cassettes pornographiques qui avaient participé à alourdir la peine. Arbad ne faisait pas dans le détail, mais aimait faire le grand show, offrir à ses potes de beaux exemples à suivre sur des bandes enregistrées. On trouve aussi une balle de pistolet, une balle appartenant aux services de police qui était restée dans son pantalon : “nous étions en stage et j’avais mis cette balle dans mon pantalon. Je l’ai ensuite oubliée jusqu’au jour où les policiers l’ont trouvée. Ceci a aggravé mon cas”.
Eh, oui, on a alors pensé à toutes sortes de théories : Arbad qui montre la balle à des mômes pour leur faire peur, Arbad qui l’utiliserait même pour ses petites besognes en jouant avec les corps des enfants, bref, tout un programme qui fait encore rire aujourd’hui dans le quartier. Dans le tribunal, les choses s’éclaircissent très vite. Bouchaïb sombre dans le mutisme alors que des dizaines de doigts le pointent. Ses copains avouent, lui, reste plongé dans son mutisme. Les familles sont là qui crient, les gosses sodomisés sont là prêts à raconter, lui, ne bronche pas.
Motus et bouche cousue jusqu’au jour du jugement dernier. Le juge est implacable. Peine de mort. Bouchaîb est dans le trou. Il le sait. Et quand il débarque à la Prison centrale de Kénitra, c’est là que la vie commence. “Dur, très dur. Les prisonniers savaient tout et me pointaient en disant que j’étais un sadique de première heure. C’était la galère au début. Maintenant, les choses sont plus calmes. Ils ont vu que j’ai changé, que je faisais toujours ma prière pour me faire pardonner, alors ils me laissent un peu tranquille”.
La prière va donc le sortir du trou ? Oui, il en est sûr. Il tente par tous les moyens de trouver le pardon, d’oublier ce qu’il a fait aux autres, d’autres garçons qui seront marqués à vie et qui pourraient mal tourner. Quand on lui pose la question, il reste muet. Puis tout à coup, il éclate : “personne n’a dit la vérité devant le tribunal. Non, personne”.
Arbad revient sur ses crimes encore une fois, en assume la plus grande partie et refuse encore d’admettre d’autres accusations. Comme si cela pouvait changer quoi que ce soit au fait que les victimes sont dix ou cent. Lui pense que c’est là toute la différence et vit avec l’idée qu’il n’était pas coupable à cent pour cent. Un arrangement comme un autre. Mais quand il se lève pour regagner sa cellule, il lève le regard vers le ciel puis baisse les yeux et dit qu’il est un peu en paix. Tant mieux.
La Gazette du Maroc
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