Casablanca de notre envoyé spécial
Les embouteillages sont toujours aussi nombreux, tout comme les vendeurs ambulants, et, pourtant, Casablanca a changé de visage. La série d’attentats-suicides perpétrés vendredi soir 16 mai, qui ont fait 41 morts, dont une majorité de Marocains (ainsi que 3 Français, 2 Espagnols et 1 Italien), ont métamorphosé la ville.
Elle a pris comme un coup de vieux. Des hommes pensifs et silencieux s’attardent longuement devant les journaux posés à même le sol, avec leurs photos de corps désarticulés, de membres arrachés, de sang répandu, de bâtiments dévastés... Dans les ruelles du centre-ville, des camions militaires chargés d’hommes en uniforme ont fait leur apparition en même temps que les barrières de protection devant les bâtiments officiels et les grands hôtels. A la sortie de la ville, les policiers sont plus nombreux et les contrôles routiers moins bon enfant qu’avant.
Dimanche, sur la côte, malgré un ciel estival propice au désœuvrement, les cafés chics qui s’égrènent sur des kilomètres étaient vides. Les clients avaient déserté. Peut-être certains étaient-ils dans le centre, place des Nations unies, où, en fin de journée, quelques centaines de personnes se sont retrouvées, une bougie à la main, pour dire "non" à la violence. La bourgeoisie locale fournissait, c’est vrai, le gros des troupes, et les mots étaient chargés de ressentiment contre les pays du Golfe accusés de vouloir exporter "le terrorisme". L’émotion était réelle.
RIGUEUR ET IMPROVISATION
Les habitants de Casablanca ont apprécié que le roi Mohammed VI, dont les portraits géants couvrent la ville, fasse une apparition, dans l’après-midi de dimanche, sur les lieux des attentats pour témoigner de sa compassion. La veille, le monarque avait rendu visite aux blessés - près d’une centaine - dans les hôpitaux.
Pendant ce temps, l’enquête, à laquelle participent des policiers français et espagnols, progresse et, à en croire les déclarations officielles, pourrait aboutir "dans de brefs délais".
Une trentaine d’arrestations, peut-être bien davantage, auraient été opérées. Sur les quatorze terroristes responsables des attaques (treize d’entre eux ont péri au cours des opérations), huit ont d’ores et déjà été identifiés. Ils sont marocains, tous âgés d’une vingtaine d’années. Certains d’entre eux étaient "récemment venus d’un pays étranger", a affirmé à la télévision le ministre de la justice, Mohammed Bouzoubaa, sans donner de précision. En revanche, il a établi un lien entre les kamikazes et le groupuscule islamiste Le Droit Chemin (Al-Sirat Al-Moustaquim), implanté dans la banlieue populaire de Casablanca.
Selon le ministre de l’information et porte-parole du gouvernement, Nabil Benabdallah, la cellule des terroristes était "rattachée à un réseau international" même s’il est "prématuré" d’affirmer qu’il s’agit du réseau Al-Qaida, d’Oussama Ben Laden. Un communiqué du Palais royal publié dimanche a abondé dans le même sens.
Sur les lieux des différents attentats, les témoignages amènent à une conclusion paradoxale : les opérations suicides apparaissent comme un mélange de rigueur et d’improvisation. Autant la conception semble rigoureuse, précise, autant la mise en œuvre s’avère approximative, hasardeuse. Les opérations ont été conçues par des professionnels, le passage à l’acte abandonné à des amateurs.
La synchronisation a été remarquable. Les cinq attentats se sont succédé à moins d’une heure d’intervalle, alors que les cibles étaient distantes de plusieurs kilomètres les unes des autres. Dans tous les cas, les attentats ont été commis par des kamikazes porteurs d’explosifs à la ceinture ou dissimulés dans des sacs de voyage sur leur dos.
Mais les erreurs de reconnaissance, les mauvaises informations, l’ignorance du calendrier, ont grippé la machine à tuer et fait que le bilan, même s’il est lourd, est resté limité. Plus d’une centaine de personnes ont échappé à la mort, vendredi.
DIZAINES DE MÈTRES DE LA CIBLE
Le kamikaze auteur du premier attentat, dans l’ancienne médina, connaissait mal les lieux. S’il visait l’ancien cimetière juif, il a fait exploser son engin à quelques dizaines de mètres de sa cible. Ceux qui se sont attaqués au Cercle de l’alliance israélite - club fréquenté par des centaines de juifs et de non-juifs certains soirs - ignoraient qu’il était fermé le vendredi soir, début du shabbat. Ils ont détruit un bâtiment vide, tué le gardien et, peut-être, un policier en faction.
Ils ont également échoué devant un autre restaurant, le Positano, propriété, selon plusieurs témoignages, de juifs marocains, situé en face du consulat général de Belgique. La vigilance du gardien, qui a interdit l’entrée à l’un des terroristes, sous prétexte qu’il était mal habillé, a évité le drame. Deux des terroristes se sont donné la mort devant l’entrée du restaurant, bondé ce soir-là. Le troisième a fui avant de se faire sauter quelques mètres plus loin, pour ne pas tomber vivant aux mains de ses poursuivants.
Un drame voisin s’est déroulé devant l’entrée de l’hôtel Farah, un établissement de plusieurs centaines de chambres. Là aussi, le sang-froid d’un agent de sécurité (tué ainsi qu’un bagagiste) a empêché les kamikazes de pénétrer à l’intérieur. L’entrée de l’hôtel a été sérieusement endommagée par les explosions, mais on est passé à deux doigts d’un carnage, eu égard à l’affluence dans le hall et les restaurants.
En revanche, une catastrophe a eu lieu à la Casa de Espana, un restaurant à ciel ouvert, plein à craquer au moment du drame. Les tables calcinées, les nappes en charpies, les chaises renversées, les traces de sang sur les murs disent le drame qui s’est joué ici, où trois kamikaze ont opéré. "J’ai entendu deux explosions. Ensuite, j’ai aperçu une grande flamme jaune, et des gens qui criaient partout", raconte un religieux espagnol, le Père Manuel, dont l’église jouxte la Casa de Espana. Plus de la moitié des morts viennent d’ici.
Restent les questions. Pourquoi s’être attaqué à ce restaurant espagnol ? A cause du soutien de Madrid au renversement du régime irakien ? Dans ce cas, pourquoi ne pas avoir visé des cibles américaines ou britanniques ? Et pourquoi s’en être pris à l’hôtel Farah, contrôlé par des capitaux maroco-koweïtiens ? A cause de sa discothèque fréquentée par des "impies" ? Parce que des touristes israéliens y descendent, à l’occasion ? Parce qu’un séminaire consacré au tourisme s’y est déroulé, il y a peu ?
Jean-Pierre Tuquoi
L’enquête progresse rapidement
Dans un communiqué, publié dimanche 18 mai, le Palais royal a estimé que les actes terroristes perpétrés visaient "à saper les fondements millénaires" de la société marocaine, ajoutant que les attentats étaient "l’œuvre d’un réseau international de terrorisme contre lequel le Maroc est déterminé à sévir sans merci".
De fait, l’enquête policière semble progresser rapidement, l’un des 14 kamikazes ayant survécu, blessé. Grâce à ses indications, 8 membres des 5 commandos ayant agi quasi simultanément ont déjà été identifiés. Ils appartiendraient à un groupe islamiste, Le Droit chemin (Al-sirat Al-Moustaquim), jusqu’alors considéré par la police comme une bande d’un quartier populaire de Casablanca, Sidi Moumen. Pratiquant leur culte dans des mosquées de fortune, les membres de ce groupe, dont les médias marocains affirment qu’il pourrait être lié au mouvement extrémiste du djihad salafiste, visaient une application rigoriste de la loi coranique. Ils s’étaient fait connaître, en février 2002, en lapidant un homme.
Lemonde.fr