Moudawana, quatre ans pour rien ?

23 février 2008 - 14h01 - Maroc - Ecrit par : L.A

Entré en application en février 2004, le nouveau Code de la famille souffle sa quatrième bougie. L’occasion de revenir sur le bilan de cette réforme emblématique.

En ce lundi 11 février, l’agitation est palpable aux alentours de l’Institut supérieur de la magistrature à Rabat. Le petit monde des juristes s’est donné rendez-vous pour fêter le quatrième anniversaire du nouveau Code de la famille. Outre les officiels, les ONG féministes et les associations de droits de l’homme sont bien sûr présentes et en nombre. “Le combat n’est pas terminé, c’est pour ça qu’on est là”,
explique une étudiante à l’entrée du bâtiment. Si la réforme du Code de la famille est généralement considérée comme une avancée importante, les défenseurs des droits des femmes n’entendent pas rester muets sur ce qu’ils pointent comme insuffisances.

Mais pour l’heure, dans l’amphithéâtre où crépitent les flashes des photographes, la parole est à Abdelouahed Radi. Pendant vingt minutes, le ministre de la Justice se prête au prévisible exercice d’autosatisfaction. Pourtant, le ton n’y est pas, et le cœur non plus : la parole est lente, le discours emprunté. En guise de conclusion : “Ce bilan prouve de manière palpable les grands efforts consentis au niveau de la justice de la famille et de la part de l’ensemble des intervenants dans ce domaine”. En résumé, beaucoup de chiffres, mais déjà un doute bien palpable : la nouvelle Moudawana répond-elle vraiment à tous les espoirs qu’elle a suscités ?

Polygamie impossible, pas interdite

Car les attentes étaient grandes : le nouveau Code de la famille est, avec le chantier des années de plomb, la réforme-phare du règne de Mohammed VI. Cité en exemple dans le monde occidental et même chez certains de nos voisins arabes, il fait l’objet d’un consensus très net au sein de la classe politique marocaine. La méthode elle-même a fait des émules. Dans le cadre du dossier des MRE, par exemple, et après les difficultés rencontrées par la formation de leur “Conseil représentatif”, nombreux étaient ceux qui réclamaient de Mohammed VI la même implication que dans la question de la Moudawana.

En effet, après l’échec du ministre PPS Saïd Saâdi, en 2001, c’est finalement grâce à l’impulsion du roi et à la commission qu’il a formée que le texte de 1957 a pu être réformé. En 2004, le nouveau Code de la famille entrait en application, après avoir engrangé toutes sortes de ralliements. Même les islamistes les plus hostiles à la réforme ont finalement rejoint la bannière royale. Il faut dire que le contexte s’y prêtait : en pleine tourmente des attentats du 16 mai 2003, ils n’avaient d’autre choix que de faire profil bas, tant se posait la question de leur responsabilité morale.

Le Maroc héritait ainsi d’un Code de la famille “modernisé”. Et les apports du texte sont loin d’être négligeables : sans être interdite, la polygamie est rendue pratiquement impossible dans les faits, la cellule familiale est placée sous la responsabilité conjointe des deux époux et non plus du seul mari. Quant à la répudiation, elle ne disparaît certes pas de la terminologie juridique, mais elle se fait désormais sous contrôle judiciaire et non plus par simple validation des adouls. Autre innovation, la répartition des biens acquis pendant le mariage : jusque-là, en cas de divorce, l’épouse ne pouvait rien revendiquer si elle n’avait pas de titre de propriété… Un grand bémol cependant : entre hommes et femmes, l’héritage reste toujours inéquitable. Mais ce sont sans doute les limites qu’il s’est fixées qui ont valu au texte du Code de la famille son côté fédérateur. L’ingénieuse politique des petits pas a payé, même si les vrais sujets de dissension (héritage et suppression totale de la polygamie) n’ont pas été traités de front, le roi expliquant qu’il ne pouvait autoriser ce qu’interdit l’islam, ni prohiber ce qu’il permet.

Demain, la (vraie) révolution des mentalités ?

C’est bien connu, toute réforme repose aussi sur le facteur humain. La Moudawana n’échappe pas à la règle. Et c’est justement là que le bât blesse. En première ligne au moment de l’application du nouveau Code de la famille, les magistrats ont eu à faire jurisprudence, mais pas toujours dans l’esprit de la réforme. Ainsi, alors que le texte a fixé à 18 ans l’âge légal du mariage, en 2007, les juges de la famille ont accepté plus de 85% des demandes de mariage précoce. “Si, à 14 ans, une jeune fille est en bonne santé, forte et corpulente, pourquoi ne se marierait-elle pas ?”, explique ainsi un magistrat, ajoutant même que “du temps de nos parents, les femmes se mariaient à un âge beaucoup plus précoce encore”.

De fait, à l’épreuve du terrain, la réforme de la Moudawana bute sur un personnel formé à l’ancienne école. Le droit de la famille relevant essentiellement du droit musulman et non pas du droit positif occidental, les juges et les adouls chargés de son application ont des profils plutôt “traditionnels”, et sont par conséquent plus enclins à perpétuer les anciens systèmes de valeurs. Car c’est bien de valeurs et de codes sociaux qu’il s’agit. Yasmina, une jeune femme qui s’est mariée en 2007, confie ainsi : “L’adoul me regardait vraiment de travers quand j’ai réclamé le partage des biens en cas de divorce”. Révélateur. Et d’ajouter : “Ce qui comptait pour moi, ce n’est pas mon confort personnel. Mais à partir du moment où j’ai un enfant de mon mari, il faut qu’il puisse garder le même niveau de vie si nous divorçons”. Comme pour lui répondre, un adoul nous explique : “Je n’ai jamais rencontré de cas où une femme demande d’établir un acte de déclaration des biens. C’est jugé indécent et parfois gênant pour l’épouse”. Voilà qui est dit !

En fait, la difficile adaptation à la modernité ne frappe pas que le corps judiciaire. Autre témoignage de la laborieuse révolution des mentalités, Abdellah, agriculteur dans l’arrière-pays de Rabat, nous explique sans ciller : “Les filles doivent faire des études comme les garçons mais, si un mari se présente, hors de question de le mettre à la porte”. La logique est certes implacable et correspond encore à une certaine réalité socioculturelle. C’est pourtant cette logique que voulait ébranler la nouvelle Moudawana. En cela, le texte approuvé par Mohammed VI en 2003 était presque révolutionnaire, tout en restant profondément ancré dans la tradition.

“D’une manière générale, la référence au statut de Commandeur des croyants a toujours impliqué un certain conservatisme. Hassan II n’avait jamais utilisé ce statut pour changer les choses, mais plutôt pour les conserver. Avec la réforme de la Moudawana, c’était la première fois qu’on utilisait ce statut avec un souci de modernisation”, analyse le politologue Mohamed Tozy. Et d’ajouter : “Le roi a mis en marche une réforme avec une assez forte prise de risque”. Mohammed VI doit maintenant engranger les fruits de cette réforme et ce bilan devait en être l’occasion. Mais au final, pour les congratulations, il faudra attendre. Les chiffres présentés par le ministère de la Justice sont plutôt à double tranchant : ni alarmants, ni franchement encourageants. À cheval entre tradition et modernité, la jurisprudence appliquée au Code de la famille est encore loin d’être une référence avant-gardiste.

Chiffres. Mariages et divorces en hausse

Pour les quatre ans d’application du nouveau Code de la famille, le ministère de la Justice a communiqué les chiffres d’un premier bilan presque exhaustif. Qu’en retenir ?

D’abord, près de 300 000 mariages ont été célébrés en 2007, soit une hausse de 9% par rapport à 2006, loin de la baisse de 10% constatée en 2004 durant la première année d’application. Le recul de la polygamie est un motif de satisfaction : ce type de mariage n’a constitué que 0,3% du total. Par contre, le mariage de mineurs représente encore 10% du nombre total des unions !

Côté divorces, les femmes sont deux fois plus demandeuses (plus de 26.000 contre un peu plus de 14.000 pour les hommes). Le chiffre témoigne de l’émancipation croissante de la gent féminine. Quant au nombre total des divorces, il a augmenté de 14% entre 2006 et 2007. Les divorces judiciaires (où aucune solution à l’amiable n’a été trouvée, à ne pas confondre avec les divorces sous contrôle judiciaire) connaissent un bond de 44% en un an, alors que les “divorces à l’amiable” baissent légèrement.

TelQuel - Souleïman Bencheikh

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