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Quelle plus excitante mise en abyme : écrire sur le livre d’un ami quand celui-ci écrit sur l’amitié ? A ceux qui la pratiquent comme un art de vivre, on ne saurait trop recommander la lecture du « Dernier Ami ». Dix ans après un « Eloge de l’amitié » qui exaltait les vertus de ses complices ordinaires jusqu’à en oublier leurs vices, Tahar Ben Jelloun transforme son essai entre les poteaux fragiles du bien et du mal en marquant un roman du sceau de ce qui n’est ni une idée, ni un thème, et encore moins un sujet, mais bien une pulsion. Un secret enténébré qui souffre difficilement d’être mis en lumière.
De prime abord, on croirait un vibrant hommage à la ville d’adoption de ce fier Fassi. A Tanger, le plus cosmopolite des lieux mythiques d’un pays qui n’en manque pas. Un point de passage où l’on côtoie un monde en transit depuis des lustres, à la frontière entre la mer et l’océan, posté orgueilleusement au partage des eaux. Un monde à part. Alors, au fil des pages, on est tenté de se dire que peu importe ce qu’on nous raconte puisque le héros, c’est la ville. Il s’agit pourtant bien de l’histoire d’une espèce d’amitié. Celle qui unit Mamed et Ali de l’adolescence à la maturité durant une trentaine d’années, au lendemain de l’indépendance du Maroc. On dirait qu’ils ont tout vécu ensemble. Du moins toutes les premières fois : les émois, l’éveil à la sensualité, la drague, les films goûtés en commun même si l’un préfère les « Cahiers du cinéma » et l’autre « Ciné-revue », puis la découverte de la politique et de l’engagement, le service militaire et les prisons de la monarchie, les études et le mariage. De quoi cimenter une complicité sans que le ciment laisse filtrer le moindre doute. Les autres les croient au diapason alors qu’ils s’enrichissent secrètement de tout ce qui les oppose. L’amitié est rarement un long fleuve tranquille. Deux solitaires ensemble, deux solidaires isolés.
Jusqu’à ce que survienne le malentendu, l’infecte méprise qui rend paranoïaque l’ami trompé. Car rien ne ronge comme de ne pas savoir. A Tanger-la-rumeur où tout se sait, nul ne sait. L’incident intervient à mi-vie : un jour, l’un décide de rompre les ponts. De ne plus voir l’autre. De ne plus jamais lui adresser la parole. Sans lui fournir la moindre explication. Le genre d’expérience dont les âmes les mieux trempées ne ressortent pas sans des blessures qui mettent une vie au moins à se cicatriser. Du moins est-ce ce que l’on croit jusqu’à la moitié du roman. L’auteur me pardonnera d’en dévoiler l’architecture intérieure, discrètement diabolique.
La première partie est constituée du récit de l’un, la deuxième du récit de l’autre, et la troisième de la synthèse faite par leur ami commun. Quand on écoute la version d’Ali, on se dit que Mamed est un chien ingrat. Mais quand on découvre ensuite celle de Mamed, on le comprend et on comprend : il se mourrait d’un cancer et ne voulait pas imposer le spectacle dégradant de cette mort lente à son dernier ami. Emouvant sans pathos, ce roman au ton si juste nous explique ce qui nous est arrivé à tous mieux que nous ne saurions le faire. On peut vivre pleinement une histoire à deux sans que ce soit nécessairement la même de chaque côté. Avec le lecteur, ça fait trois. Mais quel était au fond le véritable motif de cette rupture : la jalousie ou la générosité d’âme ? Alors un étrange sentiment nous envahit, et laisse entrevoir que par ses ambiguïtés le code de l’amitié est parfois plus indéchiffrable que celui de l’amour.
Nouvel Observateur
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