Les Marocains de Guantanamo

26 décembre 2006 - 15h52 - Maroc - Ecrit par : L.A

Le 19 janvier 2007, la Cour d’Appel de Rabat jugera cinq ex-détenus marocains de Guantanamo, qui ont également fait un détour par le centre de détention de Temara. État des lieux, en attendant le verdict.

Passages à tabac, interrogatoires interminables, privations de nourriture, humiliations quotidiennes, Coran piétiné et souillé…”. Les témoignages des rescapés marocains de Guantanamo se suivent et se ressemblent. Dans le lot, certains ont recouvré leur liberté, d’autres ont troqué la combinaison orange du fameux camp contre un uniforme au coloris moins criard à la prison Zaki de Salé, alors qu’une dernière poignée se morfond dans l’attente d’un hypothétique retour au pays.

Au pays, justement, les familles des anciens et actuels détenus du camp américain se sont regroupées pour tenter de mobiliser “tous les moyens possibles pour obtenir leur libération”, selon les termes employés par la mère de Mohamed Soulaïmani, l’un des rescapés de Guantanamo, aujourd’hui incarcéré au pénitencier de Salé. Le tout via un comité, constitué par ceux qu’on appelle désormais les Marocains de Guantanamo. Fondé par Brahim Benchekroun et Mohamed Mazouz, deux ex-prisonniers extradés en 2004 vers le Maroc, ledit comité compte mener des actions, au Maroc mais aussi à l’étranger, pour demander la libération des derniers “pensionnaires” des camps Delta et X-Ray… et leur offrir la possibilité de choisir un autre pays, au cas où ils ne voudraient pas rentrer au Maroc. Au programme : des manifestations devant les prisons, des sit-in et autres lettres de protestation. “Nous sommes déterminés à nous battre pour libérer nos proches. Nous irons même jusqu’à entamer des poursuites judiciaires à l’encontre des autorités américaines”, s’enflamme Fatima Boujaâdiya, la sœur de Saïd Boujaâdiya, toujours détenu sur l’île cubaine.

Ce que les familles des détenus reprochent au gouvernement marocain ? Principalement d’avoir opté pour une position particulièrement passive vis-à-vis du sort des Marocains emprisonnés à Guantanamo Bay. “Il est scandaleux qu’une vingtaine de Marocains aient transité par Guantanamo depuis 2001, sans que le gouvernement n’ait levé le petit doigt pour réclamer leur libération ou, à défaut, leur droit à être équitablement jugés”, s’indigne Abderrahim Mouhtade, le président de l’association “Annassir” et membre très actif du Comité pour la libération des Marocains de Guantanamo. D’autant plus qu’aucune charge ni preuve n’a été retenue contre l’intégralité des ex-détenus rapatriés au Maroc.

Quant à ceux qui sont encore “là-bas”, c’est toujours le silence radio. “Cela fait plus d’une année que nous n’avons plus de nouvelles de notre frère. La dernière lettre que nous lui avons envoyée, il y a trois mois, par l’intermédiaire du CICR, est restée sans réponse”, ajoute la sœur de Boujaâdiya. Saïd Boujaâdiya avait quitté sa famille en 2001, trois mois avant les raids américains en Afghanistan. Ce jeune commerçant devait se rendre en Syrie pour tenter d’y installer un petit commerce. Sa mère, comme sa sœur, ne savent toujours pas comment ni pourquoi ce jeune homme, qui n’avait rien du fanatique admirateur de Ben Laden, s’était rendu en Afghanistan en compagnie de sa femme (Bouchra Benmoujane, la sœur d’un autre détenu à Guantanamo) et de ses trois enfants. “Il a été arrêté en Afghanistan avec son gendre Mohamed Benmoujane. Mais on ne l’a su que trois mois plus tard, quand sa femme et ses enfants ont pu rentrer au Maroc”, rapporte sa sœur. Malgré son âge avancé, la mère de Saïd avait fait le déplacement jusqu’au centre de la DST, en août 2003, pour savoir si son fils faisait partie des ex-détenus livrés par les Américains aux services de renseignements marocains.

Et si Saïd Boujaâdia n’a pas encore transité par Temara, ses compagnons d’infortune, qui ont été remis aux autorités marocaines, ont pratiquement tous fait le détour par le centre de détention. “Nous avons quitté un enfer pour un autre”, diront certains d’entre eux.

Des enquêteurs marocains à Guantanamo ?

Le cas d’Abdellah Tabarak et de Mohamed Mazouz est particulièrement édifiant. Les deux hommes avaient été remis aux autorités marocaines par le FBI en 2004. Après leur arrestation en 2001, ils ont séjourné, d’après leurs déclarations, dans plusieurs lieux de détention en Afghanistan, avant leur transfert à Guantanamo Bay. Les deux ex-détenus ont également affirmé que lors de leur séjour dans la base américaine, ils auraient été interrogés par des agents qui maîtrisaient parfaitement la darija. À l’époque, les Américains eux-mêmes s’étaient félicité, par la voie de Donald Rumsfeld, de l’excellente coopération entre les services marocains et leurs homologues américains. L’un des avocats des détenus, Mohamed Hilal, avait confié alors à la presse que “ses clients lui avaient confirmé avoir refusé des propositions américaines de travailler pour la CIA sous couvert de statuts de réfugiés politiques aux Pays-Bas ou en Autriche. Et c’est après leur refus qu’ils ont été livrés aux autorités marocaines”.

Abdallah Tabarak était notamment soupçonné d’avoir été l’un des gardes du corps d’Oussama Ben Laden. C’est le Washington Post qui avait avancé que “Tabarak aurait trompé les forces américaines en utilisant le téléphone cellulaire de Ben Laden, qui s’était enfui dans une direction opposée lors du siège de Tora Bora en 2001”. “Les liens personnels de Tabarak avec Ben Laden semblent plausibles. Il a lui-même reconnu lors de sa détention à Guantanamo Bay qu’il connaissait le chef d’Al Qaïda. Mais il est difficile de croire que cet homme chétif, père de huit enfants, ait été le garde du corps de Ben Laden”, nous a confié une source sécuritaire marocaine. Pour sa part, l’ancien receveur des transports publics à Casablanca affirme qu’il avait simplement voyagé en Arabie Saoudite, au Soudan, au Pakistan, avant de s’établir en Afghanistan où il a donné des cours de théologie islamique.

Une fois au Maroc, Tabarak avait été remis en liberté provisoire, le 20 décembre 2004, avant d’être arrêté une nouvelle fois, fin 2005, pour ses relations avec la cellule terroriste de Mohamed Rha, un Belge d’origine marocaine accusé de recruter des jihadistes pour l’Irak. Depuis, le procès de ces Marocains, ex-détenus à Guantanamo, a connu plusieurs reports, pour être finalement ajourné, le 8 décembre dernier, au 19 janvier 2007 par la Cour d’Appel de Rabat. Les deux accusés sont poursuivis pour “appartenance à une bande criminelle, non-dénonciation de crimes d’atteinte à la sûreté de l’Etat, soutien à un groupe criminel à travers le transfert de fonds remis à des Marocains formant une bande criminelle pour porter atteinte aux intérêts marocains et participation à la falsification de passeports”.

Une question sensible

Cela dit, ce n’est que tout récemment que les identités et les nationalités des détenus, arrêtés par centaines en Afghanistan en 2001, ont été rendues publiques par le Pentagone. Parmi eux, se trouvent quelques Marocains toujours emprisonnés à Guantanamo. Il s’agit de Younès Chekkouri, originaire de Safi, d’Abdellatif Nasser et Ahmed Rachdi, de Béni Mellal et du Casablancais Tarik Dergoul. Ceci sans compter un certain nombre d’inconnus dont les familles n’ont pas osé réclamer le dossier… de peur de subir la suspicion et la répression policières. En outre, la nouvelle liste publiée par les services du Pentagone n’inclut pas les noms de prisonniers dits “fantômes”, ceux qui n’ont pas de droits légaux ni d’accès à un avocat, et qui, surtout, ne sont même pas enregistrés ou connus par le Comité International de la Croix-Rouge.

Selon l’ONG américaine Human Rights Watch, des prisonniers qui pourraient bien être des ressortissants marocains, comme Khalid Eljaziri, font partie de cette liste confidentielle.

Aujourd’hui, et si on se fie à une récente édition du quotidien New York Times, les autorités américaines voudraient bien réduire le nombre de prisonniers détenus dans la base sise sur le territoire cubain. Mais le transfert de ces prisonniers vers leurs pays d’origine constitue un véritable casse-tête chinois. La peur qu’ont les islamistes d’être remis à la police de leur pays pousse certains à mentir sur leur nationalité, voire à simuler la folie. Derniers à rentrer au pays, Mohamed Slimani Alami, Mohamed Ouali et Najib Houssani avaient été remis en février 2006 aux autorités marocaines, à l’occasion de la visite au royaume du directeur du FBI, Robert Muller. Le mois d’octobre 2006 a également été marqué par le retour à Rabat de Mohamed Ben Moujane et de Lahcen Aksirine, deux autres “guantanaméens”, libérés en compagnie de quinze ressortissants afghans.

En attendant, la coalition gouvernementale formée par l’USFP, l’Istiqlal et autres RNI préfère oublier jusqu’à l’existence des Marocains de Guantanamo, histoire de ne pas trop s’aventurer sur les plates-bandes des sécuritaires. Seul le PJD semble se préoccuper, par le biais de ses députés et très probablement dans une optique électorale, du sort des ressortissants marocains, toujours embastillés dans le camp américain.

L’émoi provoqué par les questions d’Abdelilah Benkirane au sein de la coupole parlementaire, la semaine dernière, montre néanmoins à quel point la question reste d’une extrême sensibilité. À suivre...

Guantanamo Bay, le camp de la honte

Les rescapés de Guantanamo n’oublieront jamais ces enceintes métalliques grillagées recouvertes de nylon vert et surmontées de barbelés électrifiés. “Dès que vous mettez les pieds dans ce camp, c’est la descente aux enfers”, se rappelle Lahcen Aksirine, l’un des anciens détenus. D’après les témoignages de plusieurs rescapés de Guantanamo, les conditions de détention sont effroyables. “Nous étions dans des cellules individuelles d’à peine deux mètres sur deux et demi. Certaines cellules restaient éclairées toute la nuit et il suffisait de lever les yeux vers le ciel pour croiser le regard de gardiens, postés sur des miradors. Même pour prendre la douche de cinq minutes, autorisée trois fois par semaine, nous devions garder les menottes et les chaînes aux pieds. J’ai vu de nombreuses personnes que l’on croyait solides s’effondrer et tenter de se suicider”, raconte Brahim Benchekroun, un autre Marocain revenu de l’enfer. Selon le capitaine John Edmondson, le chirurgien qui dirige l’hôpital du camp et qui s’est confié à la presse américaine, “un détenu sur six est suivi pour des troubles psychologiques, essentiellement des dépressions. Vingt-cinq d’entre eux sont sous traitements psychiatriques. D’autres sont régulièrement en grève de la faim de façon intermittente. Les conditions sont telles que le camp a enregistré 32 tentatives de suicide, effectuées par 21 détenus”.

Temara, le passage obligé

Aussi bien Abdallah Tabarak que Yacine Chekkouri, Brahim Benchekroun ou encore Mohamed Mazouz, pour ne citer que ceux-là, tous le crient haut et fort : remis aux autorités marocaines en août 2004, ils ont fait un passage obligé par le tristement célèbre centre de détention de Temara. Ce fut aussi le cas du Britannique d’origine éthiopienne, Benyam Mohamed Al Habashi, soupçonné d’être un lieutenant de Ben Laden, arrêté en avril 2002 à Karachi, avant d’être transféré en juillet 2002 à Rabat. Les horreurs qu’il dit avoir subies au centre de la DST ont donné matière à de nombreux articles dans la presse européenne. Par la suite, de nombreuses enquêtes menées par des ONG internationales, dont Amnesty International, allaient déboucher sur des rapports détaillant la mise en place de structures grillagées identiques à celles de Guantanamo, construites à Temara sous le regard bienveillant des experts américains de la CIA. Étroits, obscurs et insonorisés, les cachots individuels ont régulièrement accueilli les détenus en provenance de Guantanamo. “Même la nourriture semble provenir de Guantanamo. C’était ce même pâté, insipide et inodore, fourni dans des boîtes en plastique bien particulières”, se rappelle l’un des ex-pensionnaires de Temara

Telquel - Abdellatif El Azizi

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Sujets associés : États-Unis - Terrorisme - Droits et Justice - Extradition - Prison - Guantanamo - Amnesty international (AI)

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