« Comment sortir du monde ? » C’est le titre du tout premier roman du Franco-marocain Marouane Bakhti, paru aux Nouvelles Éditions du réveil en mars 2023. Il y raconte la vie, telle qu’elle vient, dans une famille biculturelle. Un récit éblouissant.
Voici enfin réunies en trois gros volumes les œuvres complètes d’un des écrivains majeurs de la littérature francophone, ou plutôt de la littérature française tout court. Jacques Derrida écrivait à son sujet : « Comme beaucoup d’autres, je tiens Khâtibi pour un des très grands écrivains, poètes et penseurs de langue française de notre temps. »
Le Marocain Abdelkhebir Khâtibi a d’emblée choisi la langue française, comme beaucoup d’écrivains maghrébins qui ont cherché à exprimer en français, ce qui appartient à leur pays d’origine, apportant à l’imaginaire européen un sang nouveau. Pour Khâtibi, l’écriture est une aventure entre deux civilisations, deux mondes qui lui appartiennent également, deux espaces de représentation qu’il a dessinés à partir des deux cultures qui sont les siennes.
Né à El-Jadida en 1938, Abdelkhebir Khâtibi a été à la fois chercheur en sciences sociales, professeur, écrivain et intellectuel engagé, en particulier dans le syndicalisme. C’est à la Sorbonne qu’il fait des études de sociologie, années qu’il évoque dans La Mémoire tatouée (1971), dont le sous-titre, Autobiographie d’un décolonisé, disait déjà son implication dans son temps.
Publié par Maurice Nadeau qui découvrit Khâtibi, ce premier roman évoque, à travers une éducation sentimentale et une formation intellectuelle, les attachements et les déchirements d’un garçon né dans le Maroc colonisé, ayant vécu les années de lutte pour l’indépendance, et retrouvant dans le Paris de la guerre d’Algérie les préjugés, les interdits d’une société encore marquée par l’idéologie colonialiste, mais décidant de mettre au cœur de sa vie l’écriture, seule façon de guérir d’une blessure, de « disparaître du monde », d’échapper au chaos.
Certains épisodes, comme son arrestation dans la rue et sa conduite au poste, rappellent les moments les plus sombres de cette période, mais ce récit évite l’anecdotique et livre de son passé une vue panoramique. C’est en même temps un discours réflexif sur le parcours de l’écrivain. En cela La Mémoire tatouée constitue la matrice des ouvrages à venir.
En effet, la création de Khâtibi, très diverse, échappe aux classifications et à leur côté forcément réducteur. Fiction, poésie, essai, méditation philosophique, discours sur l’art, l’écrivain mêle les genres à l’intérieur d’une même œuvre, brouille les lignes de démarcation, et glisse d’un univers ou d’un mode d’expression à un autre. L’un des fils conducteurs de son travail est le voyage, le passage, la découverte de nouveaux territoires, l’exploration du secret des frontières et des impasses.
L’instant capital reste sans doute pour lui celui de la naissance, dont la violence jette le nouveau-né dans le monde, comme le dit le narrateur de son autobiographie, né le jour de l’Aïd-El-Kébir, à qui il arrive, dit-il, d’évoquer le geste sacrificiel d’Abraham. Son écriture est un rappel de cette chute de l’enfant, et de ce qu’il nomme la « déchirure nominale ». Thèmes et obsessions que l’on retrouvera dans les fictions dont le ton évoque celui des grands conteurs arabes, mais aussi dans des romans où une seule voix se fait entendre, celle d’un narrateur rappelant la tradition française de Benjamin Constant ou de Stendhal.
Ainsi Gérard Namir, le personnage central d’Un été à Stockholm (1990), est-il l’homme de l’éloignement. Il a pris ses distances avec la femme qu’il aimait jusqu’alors et qui l’attend à Paris, avec son travail et sa vie là-bas, avec lui-même aussi. Quelque chose le sollicite dans ce séjour d’un été en Suède, qui est de l’ordre du mystère métaphysique, et il espère capter une révélation dans un voyage au cœur de la ville, pressentant que ce parcours dans les vieilles rues de la cité à laquelle il voudrait rendre, dit-il, sa splendeur fanée, sera aussi une exploration au cœur de lui-même.
Tout comme la splendeur du désert, la ville dans sa singularité est un des lieux de fascination dans la géographie particulière de Khâtibi : la cité de sa naissance, mais aussi New York, Londres – dont il célèbre « l’équilibre, la précision et le masque » –, Jérusalem – « Ville Univers » dans Féerie d’un mutant (2005), courte nouvelle où le personnage y découvre que « chaque centimètre est occupé par un dieu » –, ou encore Rabat : Idris, le héros de Triptyque de Rabat (1994), pense qu’il en est des villes comme des talismans et qu’en changeant de quartier on peut modifier son point de vue magique.
L’autre motif de fascination de Khâtibi, peut-être le plus important, c’est l’amour, « l’Aimance », au cœur de ses fictions et de sa poésie. Dans Nouveau mode courtois, le ton rappelle à la fois les troubadours du XIIe siècle, la grande poésie arabe et l’écriture fragmentée en éclats de la poésie française du XXe siècle. « L’écrivain d’hier et d’aujourd’hui, constate-t-il, est un être atomisé. Il doit au jour le jour, construire, enrichir sa singularité et une parole vraie », et l’amour est pour lui un « code du secret ».
Ce second volume des œuvres complètes intitulé justement Poésie de l’aimance rassemble non seulement les poèmes proprement dits, mais aussi des textes où Abdel khebir Khâtibi s’interroge sur une possible origine commune de la littérature courtoise européenne et du ghazal, ce chant d’amour mystique de la tradition persane, sur les rapports entre platonisme et soufisme.
Et il relit d’autres poètes qui furent de grands amoureux, Novalis, Rilke, ou Goethe dont il revisite le Diwan. Cette réflexion se retrouve dans le troisième volume, consacré aux essais, recueil foisonnant dans lequel l’étude politique, le regard sur la création – représentation du corps féminin dans la peinture orientale ou retour sur la notion d’autobiographie, « naissance de l’écrivain à la langue de l’autre » – ne sont jamais éloignés d’une approche foncièrement philosophique.
L’oeuvre complète d’Abdelkhebir Khatibi comprend trois tomes. Dans le premier tome un texte de Jacques Derrida, dans le second tome un texte de Marc Gontard et dans le troisième tome un texte de Roland Barthes.
Source : La Croix - Francine de Martinoir
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