Incognito dans un coin de café du Boulevard Emile Zola à Casa, la tête penchée sur un journal, Driss Roukhe, casquette noire et lunettes d’aviateur, évoque l’un de ces personnages ombrageux - parfois marocain, souvent irakien - joués sous la direction de Tony Scott, Paul
Greengrass ou Alejandro Gonzales Inarritu. Mais non, l’acteur, auteur et metteur en scène quadragénaire, 30 films et des dizaines de pièces de théâtre au compteur, n’est pas “l’arabe de service” des grosses productions hollywoodiennes délocalisées à Ouarzazate. Sa bio commence comme un scénario. C’est l’histoire d’un môme dont le père, petit commerçant, meurt à ses sept printemps, causant malgré lui la “dégringolade” familiale. Un môme qui joue au football en rêvant de rejoindre un jour le CODM, l’équipe de Meknès, tombe, se fracture une jambe, s’accroche aux planches de théâtre pour s’en sortir, pendant que la mère, pour porter la famille nombreuse, enchaîne les petits boulots, “refuse de prendre le bus” pour rentrer au quartier Diour Jdad B’ni M’hamed. “Une mère courage”, décrit Driss Roukhe, soucieux d’honorer ses origines populaires. “Comme dirait Brecht”, précise-t-il aussitôt, tout aussi attentif à s’en élever.
La passion théâtre
Car s’il revient tout juste du plateau ouarzazi de Prince of Persia, méga-adaptation du jeu vidéo culte, signée Mike Newell (Quatre mariages et un enterrement, Donnie Brasco…), Driss Roukhe aime le rappeler : il est d’abord un homme de théâtre, un “intellectuel”. Qui s’est “réfugié” dans la littérature quand ses frères optaient pour la sécurité des sciences, a lu Tchekov et Abdelkrim Berrechid, découvert la scène avec la troupe Rouad Al Khachaba, connu cent galères financières. À tel point que, malgré la bourse étatique de 1300 DH par trimestre, il a bien failli devoir renoncer à l’Isadac (Institut supérieur d’art dramatique et d’animation culturelle), trois mois après son admission en 1988 - “Seulement 18 sur un millier de candidats étaient pris” - si ce n’était les encouragements de son prof Jamaleddine Dkhissi. “Après un premier rôle professionnel dans Le Bel indifférent de Jean Cocteau, j’ai financé mes études en montant ma première pièce, Escadra hacia la muerte”. Nobles débuts : Brad Pitt, aux côtés duquel il jouera dans Babel, avait, lui, vendu des sandwichs déguisé en poulet !
Un opéra à Paris
Mais si son premier film, à la fin de l’Isadac en 1993, s’appelle Rencontre avec la Bible, c’est dans un opéra que Driss Roukhe, forte carrure et voix puissante, trouve son salut : un ticket pour Paris, quand le compositeur franco-marocain Ahmed Essyad lui offre un rôle dans Le Collier des ruses, mis en scène par Atones. “L’ancien directeur du Conservatoire de Paris a assisté à l’une de nos représentations, et je me suis vu offrir une bourse publique française, à l’époque d’environ 6400 FF par mois (quelque 10 000 DH), pour y étudier deux ans, en 1995-1996”. Non loin de lui, sur les bancs du Conservatoire, son compatriote Faouzi Bensaïdi, qui lui offre un rôle dans son adaptation de La Noce des petits bourgeois, de Berthold Brecht. Depuis sa piaule du quartier latin, “vers la Place de la Contrescarpe, Saint-Michel et La Huchette”, Driss Roukhe sillonne la capitale, alterne cours de tango (auquel il dédie son troisième court-métrage La Danse du vent), stage d’équitation, atelier d’écriture scénaristique avec le réalisateur Jacques Doillon (Raja) et voyage au Festival d’Avignon. Il s’offre aussi ses premiers plaisirs de cinéphile : La Jeune fille et la mort, de Roman Polanski, Paris, Texas, de Wim Wenders…
Réseau suédois
“Avant cela, mon principal souvenir de cinéma, c’était un film de mon enfance sur Saladin, un truc naze où il vole et fait du karaté”. Il campera le conquérant kurde en 2007, dans Arn the Knight templar, de Peter Flinth, biopic suédois du héros musulman. Oui, suédois. D’ailleurs, notre homme parle la langue des Vikings, outil de travail hérité d’une année à Göteborg, en 1999. Car si, à son retour au bercail après la France, Driss Roukhe décroche un poste de professeur d’art à la délégation du ministère de la Culture (le temps d’écrire et monter avec sa troupe Le Théâtre des Sept des pièces comme Aouicha, sur la persécution des journalistes, Figurines de papier, sur l’arbitraire du pouvoir local, La Dernière danse, sur l’adultère ou Callgirls sur la prostitution…), un nouveau rôle l’embarque pour la Suède. Six mois de tournée avec Mademoiselle Julie, d’August Strindberg et mise en scène par l’Irakien Jawad El Assadi, et le voilà surnommé le “Anthony Quinn marocain” par la presse suédoise. “J’ai quand même pris le risque de rentrer à Casa, dormant parfois dans ma voiture si je manquais d’argent”. Mais Driss Roukhe garde de la Suède un précieux réseau. Comme Eva Bergman, fille d’Ingmar, qui se souvient de lui pour camper Oberon dans une co-production égypto-suédoise de Midsummer night dream (Songe d’une nuit d’été) de Shakespeare. Ou Karen Westerlund, qui l’a récemment dirigé dans Dieu, elle et Smell, prochainement dans les salles.
Travailler à l’instinct
En fait, Driss Roukhe est un acteur qui, malgré un physique plutôt typé, sait jouer dans la nuance. “Au Maroc, on n’a pas de formation adaptée au jeu de cinéma, plus sobre, subtil. Arrivés sur un plateau, la plupart des comédiens n’arrivent pas à couper le cordon d’avec le théâtre”, reconnaît-il. Est-ce ce petit défaut de prononciation quand il roule les “r” ? L’acteur a appris à en faire beaucoup avec peu. “C’est un des meilleurs acteurs avec qui j’ai travaillé, nous confie le réalisateur Gavin Hood, oscarisé en 2006 pour Mon nom est Tsotsi, et qui l’a dirigé l’an dernier dans Rendition. Il est très instinctif, sait exprimer beaucoup de choses avant même de prononcer un mot”. “Driss a une énergie débordante, doublée d’un bel esprit, calme, confiant, et d’une joie de vivre naturelle, se souvient Igal Naor, acteur israélien à l’affiche de Munich, de Steven Spielberg, qui a également donné la réplique à Driss Roukhe dans Rendition. Sur le tournage, il était toujours entouré de fans qui venaient le toucher pour avoir sa baraka, lui montrer leurs enfants”. Mi-chaâbi, mi-VIP, prolifique sous ses airs de père tranquille, Driss Roukhe avance comme ça, discret entre deux promos, dévoué à l’écriture et à la mise en scène : Bladi mon pays tourne encore et la prochaine pièce, Fallouja, sur la guerre en Irak, sera jouée le 11 octobre au Théâtre Mohammed V de Rabat. De film en pièce, l’homme met à jour un CV riche et méticuleux, se cherche un agent international tout en plaidant pour que le métier d’acteur, au Maroc, soit plus “respectable”, quitte à être “plus commercial”. Et rechigne à révéler ses meilleurs cachets “hollywoodiens”, de peur d’effrayer les réalisateurs marocains, histoire de continuer à passer, sans snobisme ni complexe, de Naciri à Inarritu et de Boulane à Newell. “Disons qu’un tournage avec une production étrangère me fait vivre confortablement une bonne année”, résume-t-il pudiquement, reconnaissant “un effet Babel”.
L’effet Babel
Driss Roukhe peut désormais poser ses conditions : “Une caravane sur le plateau, mon nom au générique, une invitation à la première et aux cérémonies… J’étais d’ailleurs invité aux Oscars pour Babel, mais je n’ai pas pu m’y rendre : je tournais Rendition au Maroc”. Sur le tournage estival de Prince of Persia, où il a transpiré à grosses gouttes sous le lourd costume d’un marchand perse nommé “Chope-Kiper”, Driss Roukhe s’est dit “gâté par la production” : “Le même hôtel que toute l’équipe - le Berbère Palace -, une voiture de service et une assistante personnelle”.
L’effet Babel, c’est surtout une école. “Alejandro a su tirer le meilleur de moi. Avant le tournage, pour toute préparation, il m’a donné La Bataille d’Alger à visionner. Mais il travaille doucement, en profondeur, tout est dans l’expression. On a mis cinq jours à tourner la scène la plus marquante, quand je donne le feu vert pour shooter sur les gamins”. Une école de sérieux dont Driss Roukhe s’inspire pour son passage, convaincant, à la réalisation. Tout en rêvant, moins sérieusement, de se retrouver au casting d’un hypothétique Ocean’s 14, dont les trois premiers réunissaient Brad Pitt, George Clooney et Matt Damon. “Après tout, j’ai déjà tourné avec les trois !”, lance-t-il.
Source : TelQuel - Cerise Maréchaud